2.1. Le corps ou l’enfouissement périphérique.

2.1.1. Liminaire.

Pour introduire cette thématique, il faut développer la raison du choix de traiter d'abord des réponses à l'item n° 2 du questionnaire, à propos du corps et de la santé. Le premier balisage de la population nous avait en effet plongée dans une confusion inextricable, de laquelle n'émergeait aucune pensée ni cohérence. Nous éprouvions, d'abord corporellement, la sensation de perte de repères, avant tout véritable affect. Un mot inhabituel glissé dans notre texte à un moment de grande perplexité, nous a guidée sur cette voie: nous notions un sentiment d'égarement face à ces entretiens, énoncé par le terme "d'errance de la pensée encore". Lu à haute voix, c'est moins la répétition de l'errance, que sa localisation "en corps" que ce mot laissait entendre. Celui-ci nous orientait alors sur l'idée que l'errance géographique mise en scène pouvait également concerner le domaine corporel, troublé et perdu de l'intérieur.

Cette option s'est dès lors fondée sur l'esquisse d'une figuration du "corps SDF" tel qu'il paraît être perçu par les sujets eux-mêmes, en tout cas dans ce qu'ils en disent. Pour en rendre compte, nous avons imaginé un processus d'enfouissement en différentes strates, à la suite de la métaphore freudienne de la "vésicule indifférenciée de substance excitable". (S. Freud, 1920, p68 et suivantes) Cela ne doit bien sûr être compris que comme un artifice permettant d'aider au repérage des différents niveaux de liens du sujet à son corps.

Nous pourrions définir ce lieu psychique comme une topique, si ce terme n'était pas à ce point marqué de l'acception freudienne d'instance psychique organisée. Or, en ce qui nous concerne, nous souhaitons évoquer un espace dont seuls les contours externes sont balisés, comme si l'élaboration complète de la topique était restée en souffrance. Nous proposons donc l'hypothèse selon laquelle quelque chose d'une instance topique à naître semble émergente; ses bords, son contenant princeps des zones ultérieurement organisées - inconscient, préconscient et conscient (S. Freud, 1900) pour en référer à la première topique, Ca, Moi, Surmoi pour la seconde, (S. Freud, 1923)- se constitueraient dans l'indétermination. Cette notion doit ainsi être formulée de manière à suggérer l'idée d'ébauche, d'antériorité et d'incomplétude mais aussi de processus suspendu, pourtant possiblement apte à permettre la reprise de l'élaboration topique. Le préfixe "proto", en tant "qu'élément premier, primitif, rudimentaire"(Petit Robert, 1993) paraît convenir à cette attente.

Nous suggérons le néologisme de "proto-topique " pour signifier cet espace encore indéterminé qui balise de manière floue et approximative la frontière externe du sujet, sans présumer encore de ce qui en définira les lieux internes.

C'est donc l'idée d'un "enfouissement périphérique" qu'il faut mettre en tension, en ce qu'il définit un lieu potentiel paradoxal, en périphérie et en profondeur du sujet; il contiendrait un double mouvement simultané de décentration, d'éloignement, en même temps que de creusement, d'ensevelissement des zones corporelles par le sujet. Cette poussée opposée aurait pour but de faire s'évanouir au-dehors et au plus profond, les investissements des zones personnelles et intimes, en anesthésiant ou annulant les traces des meurtrissures, oublis ou empiétements successifs du corps par l'objet précoce.