2.1.2.3. Le squelette, l'ossature et les «parties dures.»

Dans cette troisième strate nous considérons les parties, os et articulations référées à la charpente osseuse qui à la fois se localisent à un palier d’enfouissement plus profond, à la fois contiennent et soutiennent une fois pour toutes l’unité corporelle.

Les dents s’inscrivant dans le contexte des éléments rigides censément durables et définitifs, nous avons choisi de les répertorier dans la même catégorie.

Ce sont donc les massifs durs éventuellement fracturés, fêlés, rompus ou gravement abîmés qui sont étudiés dans cette partie.

Il paraît intéressant de noter, pour la première fois, la question de l’atteinte plus ou moins irrémédiable du soutènement architectural du corps.

Tableau. os
sujet Localisation origine
1 Colonne vertébrale agression
2 ? ?
3 ? ?
4 Double fracture malléole
lombalgie
Chute
Accident du travail
5 ? ?
6 ? ?
7 Lombalgie
Fracture de la rotule
Moto
Accident voie publique
8 lombalgie Age et métier

Commentaire :

Les douleurs lombaires systématiques, toujours causées par l’environnement et souvent non ou mal soignées, évoquent la question de la verticalité. En effet, c’est la solidité et l’ouverture de l’axe vertébral qui charpentent l’organisme. Or, chez ces personnes, cet axe est touché de manière chronique.

On pourrait alors émettre l’hypothèse que quelque chose, souvent venue de l’extérieur, les a empêchés de tenir confortablement debout, inhibant ainsi leurs possibilités de déploiement physique et, par voie de conséquence, de développement psycho-social.

Dans la logique de cette proposition, étudions ensuite la description détaillée des deux fractures (sujets n°4 et n°7), hautement investies et longuement évoquées par les intéressés. On peut immédiatement entendre dans les deux situations le même problème de l’axe vertical dans l’atteinte des membres inférieurs.

Pour le sujet n°4, celle-ci représente sa manière d’entrer en lien, puisque cette fracture est aussitôt visible par le plâtre qui enveloppe sa jambe. C’est l’aspect dérisoire de l’accident qui est mis en avant, celui de subir les séquelles durables d’un pas malencontreux dans la matière fécale; dérisoire, certes, mais extrêmement significatif pour quelqu’un qui passe beaucoup d’énergie à exhiber puis soustraire à la compréhension sa détresse personnelle. On ne peut s’empêcher de considérer ce « mauvais pas » dans l’excrémentiel comme la métaphore d’une chute interminable dans le cloacal.

Le sujet n°7 évoque une fragmentation du genou. Le morcellement de son articulation paraît irrémédiable jusqu’au moment où le chirurgien a « bricolé », avec des éléments récupérés de bric et de broc, un tout nouveau genou. Tout se passe comme si, désarticulé et éparpillé, son corps n’avait pu se ressouder et se réunifier que par l’intervention d’une sorte de Docteur Frankenstein (M. Shelley, 1818), savant magicien et prométhéen dont le sujet devient la créature à jamais débitrice. On peut ainsi considérer que l’articulation, le lien d’une partie du corps avec son ensemble, est détruit ou disloqué par l’environnement. Chacun définit le type de brisure dans sa particularité psychique propre: la chute dans le cloacal pour le premier, la déconstruction en éléments épars pour le second.

Le traitement du problème se double enfin, pour ces deux sujets, d’une immense foi en des idéaux, équivalents messianiques capables de comprendre, après toutes les hésitations des subalternes, la gravité et les moyens de réparer la blessure.

dents
sujet état origine
1 manquantes scorbut
2 tombées Chute et incurie
3 ? ?
4 appareillées Arthrite dentaire héréditaire
5 ? ?
6 abîmées incurie
7 abîmées incurie
8 manquantes Caries et accident du travail

Commentaire :

Pour les dents, comme pour les os, la lésion potentielle concerne des parties visibles sous l'enveloppe cutanée ou dans la cavité buccale qui, pour être traitées, doivent être appareillées.

On peut entendre sous cette plainte assez unanime au sujet de la denture, un rassemblement des problèmes concourant à la dégradation de l’aspect et de la santé des personnes :

A partir du moment où l’intérêt de l’environnement pour les assises corporelles du sujet n’est pas clairement établi, celui-ci va lui-même risquer d’en dévaluer l’importance. C’est ainsi que sans doute, on peut comprendre l’incurie secondaire, les différents traumatismes et exérèses volontaires, comme consécutifs au manque premier de préoccupation.

Une remarque incidente survient au décours de la reprise des premières notes, celle de l’exhibition visuelle ou narrative des bouches édentées ou des différents dommages et réparations les concernant, souvent sur le registre de l’horreur. Ce qui se voit, ce qui s’énonce, évoque ainsi pour l’interlocuteur la béance primaire, l’absence de structuration ou d’organisation des mimiques initiales involontaires, en un sourire ordinaire et socialisé.

Enfin, pour revenir au sujet très concerné par cette question, qui a mentionné une blessure profonde de la langue par morsure, ainsi que des défaillances de l’enfance, des traumatismes et des auto-arrachements, il faut se souvenir de son mot d’esprit sur le destin de ses dents : « plus dehors que dedans/de dents ». On ne peut pas ne pas associer ce trait avec l’inversion de la position d’intimité, exhibée dans sa narration comme dans son histoire: le dedans se voit dehors; en prolongeant cette idée, ne pourrait on même ajouter que, chez ces sujets, le dehors se verrait dedans ?

Pour ce qui concerne l’intégralité de cette rubrique, on peut conclure avec la notion d’une défaillance des soutènements archaïques du corps, qui sont tantôt ignorés, tantôt attaqués par des tiers extérieurs ou intériorisés. L’influence de la lignée, ou des agressions réelles est constante pour cet aspect, comme elle l’était précédemment. Mais à ce niveau, ce sont les assises osseuses, les charpentes et les structures fondamentales qui se brisent, laissant dénudés les organes plus profonds, à moins de l’intervention miraculeuse d’un spécialiste dans un registre de toute-puissance. Les sujets donnent-ils là une issue possible à leur détresse, une réparation, telle qu’elle semble avoir eu lieu dans les cas des fractures ? Celle-ci est- elle réaliste ou va t-elle échouer dans la désillusion liée à l’espoir empreint de magie infantile ?