2.4.3.3. Violence.

Pour cette catégorie, la plupart des remarques font d’abord état d’effraction. A ces émotions immédiates, nous répliquons, certes de manière non-intentionnelle, mais évidente. Cette partie interroge en détail non seulement ce que nous éprouvons, mais aussi comment nous y répondons. Il faut pour cela revenir aux entretiens, en particulier ceux des sujets n°4 et n° 7.

Le premier suscite en nous, au chapitre de la violence psychoaffective, un authentique sentiment d’être maltraitée, moquée, empiétée. Cela se manifeste à tous les niveaux de la rencontre, sur le plan de la recherche comme sur le plan personnel. Tout se passe comme si nous ne pouvions que tolérer ce régime de brutalité incoercible, venue de toutes parts, à laquelle il ne s’agit que de nous soumettre ou de quitter la relation A la recherche d’une protection nécessaire, seul le renoncement provisoire à une position psychique différenciée restait envisageable, après l’échec cuisant de quelques tentatives de rébellion. En d’autres termes, ce sujet nous a passagèrement fait éprouver la vanité du vœu d’un narcissisme bien tempéré, face à la violence, à l’imprévisibilité de l’objet. C’est en effet uniquement par la soumission à ses attentes, par notre consentement à différer la suite de l’entretien, qu’il a pu quitter la posture d’attaques systématiques.

De plus, cette violence extrême du discours produisant nécessairement des effets en l’autre, nous nous sommes surprise à des retours d’ironie et de sarcasme lorsque le rapport de forces se modifiait. Cette attitude étrange suscite un questionnement sur la raison, sinon la légitimité de son existence. Que vient faire dans un tel entretien la joie caustique éprouvée au moment où le sujet défaille?

A ce stade, il faut tenter de percevoir les moments, très labiles, où le sujet nous a fait tour à tour et parfois presque simultanément, endosser les différentes figures de son histoire, la sienne comprise. Tantôt bourreau ou victime, tantôt séducteur ou séduit, tantôt omnipotent ou vulnérable. Comme dans un psychodrame dont les règles n’avaient pas été énoncées, il a fallu nous plier aux rôles qu’il lui convenait de nous donner. Le travail de détoxication des éléments bruts a sans doute dû passer par ce palier de réactivité immédiate, dont un des seuls intérêts a été d’exister.

Le premier niveau de «co-création relationnelle» s’organise ainsi à travers l’épreuve de destructivité que le sujet projette sur l’objet; arrêtons nous à ce propos quelques instants sur le concept winnicottien d’ «object releating»(1969) que nous aimerions discuter; car s’il est vrai que l’objet doit survivre, indemne, à l’épreuve de destructivité, il faut néanmoins qu’il puisse «réagir», non pas de manière rétorsive, mais en se modelant d’abord comme partenaire actif du sujet.

Dans cette perspective, nous nous référons à la notion de «médium malléable» développée par R. Roussillon (1991) qui suggère que l’objet certes indestructible, montre toutefois une «extrême sensibilité, indéfinie transformation, inconditionnelle disponibilité et animation propre.»

Dans la rencontre, nous avons réellement perçu à quel point la réactivité, pourtant mal contrôlée, constituait une part indispensable de ce lien, qui touche à la notion «d’échange» ou «d’accordage affectif» (D. Stern, 1989).

Dans le deuxième exemple de «co-création relationnelle» (sujet n°7), les prémisses de la crise étaient constitués bien avant l’expression de la violence défensive. L’attaque souriante, mais récurrente, de la méthodologie du questionnaire, la confusion vertigineuse du contenu comme de la forme du discours, l’inquiétude devant des moments de déstructuration psychique grave, semblent avoir peu à peu construit le décor, l’arrière-plan d’une scène à venir qui allait se jouer dans l’interaction. Quelques signes avant-coureurs, quelques lapsus de part et d’autre auraient pu nous alerter si notre capacité de penser, de contenir l’excitation, n’avait pas été noyée dans le flot de paroles soulevé par l’entretien. Son incohérence, sa confusion, aurait dû être comprise comme signal paradoxal du danger d’envahissement et d’effraction. Par défaut de ce travail de détoxication, l’ogre surgit alors, donnant un coup d’arrêt brutal au déferlement, tout en nous mettant en demeure d’endosser la violence. Ce retour transgressif d’une motion insoupçonnée, qui aurait dû être retenue et ne l’a pas été, interroge de manière aiguë la place de l’objet dans sa fonction de représentation. En effet, on peut envisager que dans cette séquence, s’est nouée une «transmission inconsciente (…) traversée par des fantasmes» au sens proposé par A. Ciccone (1999). En d’autres termes, une transaction a fonctionné lorsque le lien est advenu, confondant des éléments de la subjectivité de l’un et l’autre des locuteurs, les diffractant jusqu’à les faire exprimer par nos mots. L’ogre, géant dévoreur d’enfants, est une représentationmythique hautement inquiétante du «presque humain». Dès lors, il est probable que la dimension infantile de terreur et d’impuissance ait été ranimée en nous, car la façon dont le sujet s’est présenté a sans doute fait naître cette comparaison inopinée avec l’ogre, en partie à cause de notre impression d’être broyée, déchiquetée par la rencontre. Mais on peut croire que c’est également un fantasme actif en lui, victime ou bourreau lui-même, que nous avons porté et agi, avec ses composantes de transgression et de violence. Cette figuration prototypique nous sidère en même temps qu’elle calme immédiatement le sujet qui l’examine et s’en détourne paisiblement. On pense à ce point à «la représentation primaire» que R. Roussillon (2001) évoque comme une fonction de l’objet: «l’objet externe doit accepter d’être utilisé comme représentation , comme simple représentation au sein de la symbolisation primaire, il doit accepter de perdre au moins en partie son privilège d’objet différencié, séparé, autre, spécifique, d’incarner lui aussi une fonction de médium malléable, d’être une catégorie symbolique pour le sujet». Il est imaginable que, à notre insu, nous ayons tenu cette fonction, en nous laissant absorber par la subjectivité de l’autre, au point d’incarner en notre nom une figuration impensable et indicible d’une partie de sa réalité psychique. Il faut à ce point revenir à ce qu’il a ailleurs rapporté de sa condition de nourrisson; de nombreuses hypothèses sont envisageables pour comprendre cette consigne absolue, dont celle d’une mise à distance précoce et partielle de la condition de bébé humain digne de recevoir caresses et tendresse. De «l’anomalie» essentielle à l’infra- humanisation, représentée dans la figure de l’ogre, on est autorisé à envisager pour lui l’incorporation d’une logique d’exception, d’exclusion; elle intéresse un homme marqué dès l’origine par la prescription de ne pas être touché ni tenu. C’est cette logique qui se réactualise dans la relation actuelle et, ce faisant, se transforme, via l’énonciation d’une différence notable, dans la transmission d’une angoisse enfin partageable. Car il est à supposer que c’est la levée du secret sur la terreur enfouie qui lui a, au moins provisoirement, donné sens.