2.4.5. Perspectives générales.

Quelques grandes lignes se font jour dans ce chapitre, sur lesquelles il est juste de réfléchir un instant. La notion d’indétermination apparaît immédiatement, à travers l’axe de la confusion qui prévaut d’abord. Mais cette indécision s’entend comme une défense contre l’instabilité, puis contre la violence généralisée qui s’installent dans la relation actuelle. Ces points se manifestent aussi bien aux niveaux sensori-corporel que psychoaffectif, et transitent par le tiers.

Sur le premier plan, frappé en première intention jusque sur le registre olfactif, difficilement traduisible faute de critères objectifs, nous proposons l’hypothèse d’un envahissement diffus et globalisant de l’interlocuteur. Cette impression est d’autant plus intense qu’elle surprend par sa nature volatile, imprévisible et incongrue. Il semble que leur façon d’être en lien véhicule, chez les personnes, une insécurité de base incarnée dans l’autre, comme en leur double ou leur miroir. Celle-ci se compose de confusion, d’instabilité et de violence, références en négatif des besoins normalement pris en compte par la mère: clarté, prévisibilité et douceur : D.W.Winnicott propose dans sa théorie du «holding» la répartition des nourrissons en deux catégories: ceux qui n’ont pas été «laissés tombés», en partie grâce à une manière particulière, garantie par la mère, d’être portés et soutenus, seront protégés de leurs réactions face aux «empiètements» de la réalité externe et pourront constituer une confiance à la base d’un soutènement, d’une construction interne minimale; à l’inverse, ceux qui n’ont pas bénéficié d’une telle disposition psychique de l’objet, qui ont été «laissés tombés», soit par l’insuffisance de la préoccupation maternelle, soit par de trop graves ou trop répétitives carences, garderont trace d’une angoisse impensable, d’une brisure dans la continuité d’être; par cette expérience, ils conserveront alors celles de la confusion ainsi que de la désintégration, contenant les notions de perte de cohérence et de destruction, pouvant être eux-mêmes apparentés à l’instabilité et à la violence. Or, dans les situations que nous rapportons, ces trois critères ont été ressentis intensément non par les sujets, mais par nous en tant que tiers auquel ils s’adressaient. Autrement dit, il semble qu’il y a eu exportation sur un autre, et ensevelissement en soi pour s’en dégager, de ce qui pourrait être compris comme les traces des perceptions propres, ranimées dans la situation actuelle.

Dans cette logique, nous considérons ce mouvement paradoxal de périphérisation et d’enfouissement comme suspendu par une possible intervention du tiers. Le portage commun de l'Hydre à deux têtes, égarée, terrible et secrète, semble avoir été une condition nécessaire pour interrompre la répétition intemporelle de la double mise à distance. A partir de cette indifférenciation moi/non-moi, de cette communauté d’horreur, les sujets ont en effet souvent pu ré-intégrer des parties de ce qu’ils expulsaient si loin et si profondément, et se reconnecter avec des bribes de leur histoire. On pourrait penser qu’ici entre en tension la communication silencieuse décrite par D.W.Winnicott (1968) sous le terme d’échange, et reprise par D. Stern avec la notion d’accordage affectif. Il a fallu pour poursuivre la relation, endosser seule, pendant un temps, les motions inintelligibles et monstrueuses qui provenaient indistinctement de l’un ou l’autre des interlocuteurs.

La dimension sensori-corporelle transportée sur et d’abord éprouvée par l’autre peut donc être vue comme un indice, décentré et périphérique, de l’histoire enfouie des sujets.

Sur le registre affectif, en reprenant les trois mêmes axes logiques, nous rencontrons d’abord la confusion, sous forme de honte personnellement éprouvée, qui endosse à son tour celle que le sujet n’est pas en mesure de contenir pour lui-même. Au-delà, cet affect met en évidence la trace de l’absence, de ce qui a échappé à soi-même, aussi bien du côté du sujet que pour nous-même. La question de l’instabilité parle tout à la fois de la présence tacite de l’émotion encryptée, et de la nécessité de la brouiller, de s’en défendre par un processus de déliaison, de dégagement ; A. Green et J.L Donnet l’évoquent à propos de « la psychose blanche » (1973) : c’est « comme si le patient clivait le matériel qu’il produit et l’affect désagréable que ce matériel engendrerait s’il en prenait conscience.(…) Il réussit à anéantir toute signification, il abolit toute liaison et expulse les fragments produits sur/dans (l’analyste) qui, lui, éprouve l’effet désagréable d’être ainsi paralysé dans sa pensée par la paralysie de la pensée de son patient . »

Enfin, l’idée de violence essentielle, n’arrive qu’en fin de ce trajet relationnel. Après la perte de repères et l’indifférenciation sujet/objet, après le chaos, l’évanescence ou la chute partagés, la notion de violence se confond avec des enjeux concernant ce que nous avions provisoirement nommés « co-création relationnelle », puisque ces rencontres ne peuvent s’apparenter à une cure-type dans laquelle le transfert-contre-transfert pourrait être utilisé, comme notre lecture antérieure de ces concepts l’avait déjà envisagé sur un plan théorique.

Toutefois, dans cette situation totalement singulière, des points de correspondance avec ces notions émergent de manière significative. Par exemple, dans les deux seuls exemples auxquels nous nous sommes limitée, on a pu voir se mettre en scène des actes chez les sujets, qui ont entraîné des paroles chez l’objet. En cela, à notre insu, une relation particulière a pris corps, inattendue, puisqu’elle ne devait être qu’une simple enquête au départ. Elle s’est grandement déployée du côté de l’emprise et de l’effraction, par le sujet, de notre subjectivité. Mais elle s’est effectuée sans mots qui, dans un travail psychothérapique « ordinaire », auraient pu précéder ou accompagner une telle entreprise. C’est ainsi que les sujets ont lancé une sorte de fil de eux à nous, sur lequel nous n’avions que peu de prise.

Dans cette perspective, nous confirmons désormais la notion « d’amarrage  » pour définir ce lien, en tant que dissymétrie des deux parties qui tiennent, agrippent le fil: d’un côté une construction reposant sur du fluide et de l’insaisissable, de l’autre une pièce de béton solidement érigée sur le quai afin que le cordage s’y enroule. Pour reprendre rapidement la définition proposée dans le travail de DEA (2000) et approfondie au début de la présente recherche, l’amarrage se réfère à une« nécessaire solidité de l’accroche à quai (endossée par l’objet ), apte à recevoir l’attache imprévisible et arythmique lancée par le sujet représenté par l’image d’un corps instable. Ce lien doit être aérien, fragile et sécable à tout moment par le sujet ». Nous préciserions à cette étape du travail qu’il doit aussi contenir ce que le sujet est « forcé » d’y inclure, en même temps qu’il accepte de lancer ce cordage: la réactualisation de la relation précoce et des enjeux intrinsèquement inscrits en elle. Dès lors, ranimer la capacité relationnelle en attente chez le sujet, a simultanément mis en œuvre un travail de retournement passif/actif. L’aspect intersubjectif repose ainsi sur la reviviscence des trois niveaux de confusion, instabilité et violence qui ne prend forme que dans l’éprouvé ressenti du côté de l’objet du lien d’amarrage. C’est ainsi que la violence subie par le sujet s’est agie contre l’objet qui, à son tour, pour ne pas en souffrir, a tenté de la renvoyer. Ce passage à l’acte illustré dans la figure de « l’ogre », exprime le « délit » du psychologue qui paraît contrevenir à sa fonction, mais aussi et paradoxalement, son aptitude à détoxiquer en partie la violence initiale, en la nommant et en la représentant sur le mode mythologique. Il semble que, même maladroite et excessive, l’énonciation de la terreur ait apaisé le sujet par la reconnaissance de son appartenance à l’humanité; celle-ci peut dès lors se montrer faillible sans risque excessif d’exclusion, mais aussi et surtout capable de mots là où jusque là régnait l’indicible.