3.2.1. Anamnèse.

Nous rencontrons cet homme au seuil de sa trentième année, dans le cadre du lieu d’accueil précédemment présenté. Il n’est pas à proprement parler un errant puisqu’il est et se réclame depuis toujours citoyen de la ville; il ne s’en sépare, depuis une dizaine d’années, que pour des incarcérations motivées par de petits délits. Pourtant, il n’a plus de domicile fixe depuis que sa mère, elle-même bénéficiaire des minima sociaux, a définitivement refusé de l’héberger. C’est ainsi que, dormant dans des squatts ou dans un local réservé au vide-ordures, il se situe dans la catégorie des « errants sur place », personnes bien connues localement, souvent à leur désavantage, et cependant impossibles à insérer dans le tissu social.

Le sujet demande à être alternativement nommé de deux prénoms à consonance arabe pour l’un, européenne pour l’autre; nous avons choisi les équivalents de Ali et Yann pour les regrouper, dans certaines circonstances, sous le signifiant Alien. Cette ambivalence quant à l’inscription dans la lignée et les racines, paraît inscrite dans l’option d’une mère partagée entre ses cultures originelle, qu’elle prétend déserter, et d’adoption qu’elle revendique.

L’histoire d’Ali-Yann se perd dans la mémoire orale des rares intervenants sociaux qui le connaissent encore depuis la fin de son adolescence, au moment où il entre dans une vie où la délinquance devient prévalente. Lorsque nous commençons à transcrire les événements de son actualité, nous constatons qu’ils sont régulièrement transformés par la rumeur et l’interprétation publique, comme il est probable que ce fût le cas tout au long de sa vie.

Aucune certitude biographique le concernant ne peut donc être affirmée. Il aurait pourtant vécu chez ses grands parents maternels jusqu’à ses premiers errements comportementaux et judiciaires. Assez bon élève au collège, il aurait subi un traumatisme sexuel à l’adolescence, le détournant des études et d’une vie paisible. A partir de là, il se serait désinséré sur le registre de l’antisocialité.

Du côté maternel, les éléments dont nous disposons sont en partie issus du discours même de la mère, vue quelques temps en consultation individuelle avant qu’Ali-Yann ne nous rencontre. Elle déclare que son fils est un « enfant de l’amour » tout en laissant planer un secret sur les origines. Ses principes d’honnêteté et de droiture la poussent à désavouer les conduites antisociales d’Ali-Yann et à rompre le lien avec lui. Pourtant, à la dernière condamnation, elle sera présente au tribunal, lui déclarant publiquement son amour.

En parallèle, il développe un certain nombre de troubles de santé. Il abuse de toxiques, alcool, cannabis et autres produits du monde de la rue. L’état dans lequel il se trouve à la suite de ces mélanges, augmente sa tendance agressive et confirme la logique d’exclusion à laquelle il semble activement participer. Sous alcool, il devient inaccessible à toute parole, permettant ainsi aux travailleurs sociaux l’illusion selon laquelle, sevré, il pourrait être efficacement aidé.

A côté de ces problèmes addictifs, Alien manifeste des épisodes boulimiques après lesquels il se fait vomir, puis entre dans un cycle anorexique. Attachant une importance extrême à son apparence physique, il prend soin de son corps en prison, sur un mode d’exhibitionnisme culturiste. Il se dégrade néanmoins dès qu’il vit dehors, en particulier dans le local-poubelles. Son défaut d’acuité visuelle le conduit par exemple en urgence chez l’ophtalmologiste pour se faire prescrire une paire de lunettes, systématiquement perdue ou brisée quelques jours plus tard. De la même façon, les bagarres incessantes mettent ce pseudo « caïd » à la merci de gens de la rue habituellement plus aguerris que lui, et il est souvent retrouvé tuméfié et meurtri par diverses cicatrices, œil au beurre noir, dents cassées, fêlures, entorses, estafilades. Ses plaies ont toujours beaucoup de mal à guérir, en dépit des soins qu’il accepte de recevoir, généralement au service des urgences, mais qui sont rarement suivis dans la durée. Il lui arrive d’évoquer son désir « d’être tué » ou de mourir et l’on imagine que, si un accident lui arrivait, il pourrait représenter un équivalent suicidaire. Il réclame régulièrement un traitement anxiolytique que personne ne réussit à lui prescrire, soit qu’il ne vienne pas aux rendez-vous médicaux, soit que le médecin ne réponde pas exactement à sa demande et qu’il le réfute. La psychiatrie même a renoncé à le recevoir, arguant du fait qu’il a souvent mis les services à feu et à sang quand il y a été exceptionnellement hospitalisé. Il a enfin fait échouer les projets de sevrage alcoolique dans quelque institution qui ait été pressentie. Au cours d’une récente incarcération, même la médecine pénitentiaire nous a répondu qu’il n’existait aucune modalité de soin psychique pour lui, que seul l’assommoir chimiothérapique pouvait réduire au calme.

Bien entendu, Ali-Yann retrouve, à chaque sortie, la route de cette ville et du lieu d’accueil, quelque soit le vœu des instances locales de le voir faire sa vie ailleurs. Le réseau professionnel, sûrement plus par défaut que par choix réel, continue cependant à penser l’aide à cet homme, qui paraît ne vouloir que survivre jour après jour; malgré tout, il montre jusqu’à épuisement, des velléités d’insertion destinées à soulager, à réconforter l’espace d’un moment ceux qui, de plus en plus rares, persistent dans un accompagnement « quand même ».