3.2.2.2. L’entretien unique.

Dans ce contexte général, dont la variation a pu montrer des épisodes moins sévères, se déroule l’entretien que nous allons décrire, après plusieurs essais ratés. Ali-Yann est sommé, de manière non-officielle mais insistante, de prendre contact avec nous et de se rendre au rendez-vous prescrit. Il se soumet à cette forme d’injonction de soins, faite il est vrai par une personne qu’il a durablement investie, et vient à ce qui sera l’unique entretien individuel. Le chapitre suivant est tiré des notes prises aussitôt après la séance.

A peine installé, il se lève très vite et se met à tourner comme « un ours en cage » dans un angle de la salle, expliquant être « dans son coin » depuis l’enfance ; puis il finit par s'asseoir. Quelques remarques sur une enfance « sans père, sans mère », sur la durée totale de ses incarcérations, sont rapidement abandonnées au profit d’une centration commune sur le dispositif. Il précise spontanément et très simplement qu’il n’est là que pour satisfaire la requête des partenaires sociaux, laissant entendre qu’il n’est pas demandeur. Dans un climat d’abord paisible, il signale toutefois qu’il a apprécié notre positionnement professionnel qu'il juge fait de constante disponibilité et d’accueil souriant. Il nous semble nécessaire de développer, dans le cadre privilégié et exclusif des séances, la question de son droit à l’expression verbale de sa colère. Cette proposition lui paraît inouïe alors que l’ensemble des griefs qui lui sont adressés concernent précisément sa propension à l’insulte. Surpris, il refuse, parle de la honte qu’il éprouverait à nous prendre à partie sur ce registre, à même ne faire que le penser.

Ali-Yann évoque l’impression d’avoir perdu tous ses repères d’existence et de ne plus pouvoir se situer puisque rien ne se clarifie. Il énonce des exigences tyranniques sur ce qu’il doit réussir : « vivre comme tout le monde » alors que nous tenons comme prioritaires les paliers successifs d’accès à cette perspective. L’expression de la colère enfouie qui ne surgit que par vagues dévastatrices pourrait en être un premier niveau. Le sens du dispositif est réaffirmé comme contenant potentiel de cette émergence, afin d’éviter le risque d’hétéro et d’auto-destruction. La règle de l’interdit du passage à l’acte est alors clairement énoncée, à laquelle il souscrit explicitement en remarquant qu’il n’existe pas de peur entre nous.

Il se lève de nouveau après ce débat pour exhiber des gestes de boxe française. Il paraît contrôler l’ampleur du mouvement de son pied lancé vers notre visage. Nous observons sans broncher, peut être trop sidérée pour ressentir une peur pourtant légitime. Après une ou deux tentatives de cet ordre, il se rassied comme apaisé; il nous semble alors possible de confirmer que la peur n’est en effet pas présente entre nous.

Il revient sur ses conditions de vie « dans une poubelle » et son intolérance à être mal vêtu ou sale, qu’il n’est visiblement pas. Pourtant, il dit préférer ce type « d’habitat » à l’appartement que le service social lui avait trouvé, ou encore à un squatt qui, d’une manière ou d’une autre, le rendent dépendant.

Il finit néanmoins par nommer sa honte d’être associé à l’idée de déchet, mentionne ses hurlements nocturnes ou son désir de mort.

Il évoque l’idée d’un rapport de forces entre lui et nous qui serait pour l’instant à notre avantage, après notre remarque sur ses tentatives de séduction à l’adresse de ses interlocuteurs. Nous signalons que l’amour, comme la peur, n’a pas place entre nous, ce que cette fois, il peut tolérer.

A la fin de la séance, assez paisible, il exprime sa « confiance » et sa compréhension de ce qui lui est proposé. Nous évoquons le nombre de séances que nous pourrons renouveler à la faveur du changement d’année civile et nous prenons un autre rendez vous pour la quinzaine suivante.

Cette séance est plus favorable que prévu, même si nous notons le risque d’usure et de chausse-trappes auquel il a accoutumé ses interlocuteurs. Nous gardons en tête la nécessité de faire fonctionner le réseau de partenaires pour ne pas être confrontée seule à l’avidité affective d’Alien, et aussi pour ne pas le laisser seul face à un seul objet fantasmatiquement dangereux.

Au rendez-vous suivant, en dépit de sa confirmation dans le groupe informel, Alien ne peut se rendre présent.