3.2.3.2. Les liens.

Ceux d’Ali-Yann envers lui-même et autrui sont soumis à une logique extrêmement problématique. Les relations investies positivement se réduisent de plus en plus: les grands-parents disparus, certains interlocuteurs, dont l’importance survit encore à toutes les attaques, sont, du fait de leur absence ou de leur distance, assignés à une place idéale et sacralisée.

Le lien aux pairs, SDF et autres bénéficiaires du lieu, est la plupart du temps empreint de rivalité, de domination ou de soumission. Rappelons sa position d'attaque systématique, d'ironie ou d'emprise, qui se termine le plus souvent par sa subordination, après des maltraitances physiques assez systématiques.

Après une période méthodique de lune de miel, les relations actuelles sont destinées à être détruites à plus ou moins long terme. Son avidité affective inextinguible vient en effet à bout de toute tentative de réparation par un tiers, nécessairement restreint dans son action. Car Ali-Yann réclame un amour total, absolu, sans différé, qui lui permettrait de rester en lien ; sans lui, il risque de sombrer dans la face obscure de sa personnalité qui le transforme en Alien, vampire de la substance humaine. C'est dire combien pour lui l'enjeu est de taille: d'un côté, son maintien dans une relation socialisée, qu'il sait laisser entrevoir comme possible, de l'autre, sa déchéance dans l'infra-humain, le monstrueux, qu'il s'acharne à réaliser avec une frénésie destructrice. Ali-Yann ne semble donc pas être actuellement en capacité de supporter un lien imparfait face à un autre limité, comme s'il ne pouvait se mesurer qu'à un objet d'essence supra-humaine.

On a déjà perçu le flou, parfois l'absence, à tout coup la non-prévisibilité de la mère. S'il est difficile d'émettre des hypothèses sûres en ce qui concerne ce lien, on sait que certaines interrogent la question transgénérationnelle. La réalité de la vie de Ali-Yann chez ses grands parents indique une présence maternelle segmentée, chancelante; il faut également tenir compte de l'absence définitive du père, puisqu'il porte le nom de sa mère. Pourtant, rendant l'histoire davantage confuse et énigmatique, celle-ci parle à son sujet d'un "enfant de l'amour", sans autres explications à son fils qui les lui réclame ardemment.

Dans leur rencontre actuelle, la plupart du temps publique, les relations qu'ils entretiennent sont du registre de l'agression réciproque ou, inversement, de la reconnaissance de l'un par l'autre, dissonante et toujours à contretemps. Parce que teintées d'une immense déception pour celui qui est débouté -généralement Ali-Yann-, ces tentatives de rapproché sont plus violentes que la seule provocation agressive, prévisible. C'est alors que le désespoir transmute la demande rejetée en rage vengeresse. Pourtant, après avoir régulièrement et explicitement repoussé son fils, cette mère finit par lui déclarer son amour dans le décor solennel de la Justice où il rend compte de ses actes.

Dans la relation "thérapeutique" enfin, Ali-Yann renonce assez vite à l'enveloppe d'Alien après avoir joué la carte de la terreur. L'entretien unique suffit à montrer l'effroi de l'enfant qui hurle dans le noir, son besoin d'être contenu dans un espace étroit où la sensorialité, le contact de l'enveloppe cutanée sur les parois des murs, les perceptions olfactives des déchets humains, prend corps dans le local- poubelles. Cependant il faut ajouter que cette rencontre duelle, si elle est provisoirement apaisante, est ensuite invariablement évitée par le sujet, qui passe son temps à vérifier notre présence comme notre distance, pour les dévaluer en bloc, voire les désavouer.

Enfin, en ce qui concerne sa relation à lui-même, Ali-Yann ne cesse de demander la mort quand il a renoncé à l'illusion de vivre "comme tout le monde". Là encore, il ne peut exister que dans les extrêmes d'une vie grandiose ou d'une mort remarquée. Tout se passe comme si, échouant à entrer dans le monde socialisé, il mettait en œuvre la désaffiliation radicale jusqu'à sa mort, réclamée à autrui. La relation de lui à lui transite encore une fois par le tiers, assigné à tout lui donner, même la mort. Seules, ses conduites toxicomaniaques et alimentaires témoignent de sa manière de se considérer, comme un contenant à remplir ou à vider indéfiniment.

Ali-Yann est donc globalement dans une recherche de liens, où la seule relation authentiquement réclamée s'apparente à celle de l'infans totalement dépendant de l'objet. Toutefois, le paradoxe apparaît quand Alien se montre, tel un sur-homme, absolument libre de toute entrave affective. Il en a l'allure lorsqu'il se grime sous l'enveloppe et le masque du monstre, mais en y regardant de plus près, même ce dernier survit par l'humain dont il se nourrit. Ali-Yann enrage alors de sentir, sinon de comprendre, le double-lien auquel son histoire l'a condamné: dépendre jusqu'à l'agonie d'une relation, qui n’est pour le moment ressentie que contaminée par un éprouvé in-élaborable d'empiétement, d'emprise, de rejet, d'indifférence ou d'excitation. Par retournement, Alien va travailler à exporter sur autrui ces mêmes éprouvés qui, toujours non détoxiqués, lui reviendront de nouveau de plus en plus violents et désespérés.