3.2.5. La relation actuelle.

Ali-Yann n’a pas à proprement parler investi une relation thérapeutique, mais nous pouvons envisager qu’il a dépassé le lien initial; en effet, nous nous rencontrons depuis longtemps dans un registre professionnel, même s’il le dévalue souvent. Cela se perpétue la plupart du temps dans l’espace groupal, mais il préfère parfois nous parler un peu à l’écart du reste du public, suffisamment protégé des autres par la configuration des lieux, mais également à l’abri d’un réel tête-à-tête exclusif avec nous.

Dans la première étape, tout objet est égal aux autres, appelé à répondre entièrement à l’avidité d’Alien. A ce moment, rien ne se différencie de l’écoute bienveillante ordinaire, aucune particularité n’est proposée, parce que, en premier lieu, il lui est seulement nécessaire d'être accueilli, sans présumer de la suite de la relation.

Donc Ali-Yann d’abord cherche et trouve l’objet; il entre « en lune de miel » comme le décrit P. Declerck (2001), valorise et gratifie l’interlocuteur comme celui qui enfin, va pouvoir l’aider. La relation s’érige ainsi sur un malentendu fondamental, mutuel et rarement décelé du fait de la compétence d’Ali-Yann à le masquer: de son côté, il repose sur le besoin d’épargner le tiers actuel, des tourments vécus par ses prédécesseurs; du côté du tiers, il est important pour poursuivre la relation, de croire qu’Ali-Yann a enfin pu tirer profit de ses errements passés.

A la différence de la plupart des autres accueillis, Ali-Yann heurte cependant rapidement l’objet, le malmène puis le rejette et s’en fait rejeter. A ce stade, il se singularise par un mode relationnel toujours offensif, quelque soit l’autre. C’est pourquoi l’objet reste encore indifférencié, en dépit de la «préforme» particulière structurée par Alien. Si spécificité de l’adresse il y a, elle se fonde sur la nature de l’atteinte infligée, en connexion étroite avec ce que le sujet sait ou a cru percevoir de la vulnérabilité de son interlocuteur.

Le seul écart possible dans cette relation, réside alors dans la réponse que va proposer l’objet face à la tempête, face à « l’épreuve de destructivité » (D.W.Winnicott, 1968) brutalement mise en œuvre. La violence soudaine du renversement de l’idéal en déchet, surprend chaque nouvel acteur social pourtant avisé; ce dernier est alors conduit à un vécu de déception profonde, celle de se sentir réduit à une telle négativité. L’auto- dépréciation intenable qui assaille le tiers précède de très peu l'inversion du mouvement d’exclusion/expulsion; Ali-Yann est alors renvoyé à la place d’objet, qu’il avait tenté de quitter par le premier mouvement de transport de la honte sur l’autre. La spirale de retournement mutuel s’installe, entraînant les deux partenaires dans un crescendo de haine.

Ce premier temps a été traversé par la plupart des partenaires qui se sont confrontés à Ali-Yann; il y a fort à parier que la scène se reproduise à l’infini si l’autre n’y insère pas une nouvelle ponctuation, que nous définissons comme amarrage. Comme nous l’avons précédemment pressenti, dans ce modèle les premières étapes restent semblables jusqu’au déploiement de la destructivité. C’est au moment de la réponse du tiers que l’accalmie peut être envisagée, par l’acceptation des secousses assénées au lien, de ses imprévus et de sa violence. En d’autres termes, l’amarrage permettrait, à l’autre bout de la corde lancée par le sujet, de plier sans céder, de tenir ferme sans cramponner trop violemment. Nous parlons de la répétition du paradoxe -exportée sur l’objet actuel- dans lequel Ali-Yann a été placé sans doute précocement ; il nous donne assurément à rejouer le même désarroi, avec la même angoisse face à l’alternative suivante : être abandonné ou être capturé. Il nous semble que l’entretien unique figure cette dualité dans ses différentes séquences: obligé de s’y rendre, Ali-Yann se replie ou s’éloigne de peur d’être captif de notre emprise. Il se lève, tourne en rond, se met en mouvement comme dans une tentative de fuir hors de notre atteinte physique. Puis il se rapproche dans une simulation de lutte, comme si se fondre dans un corps à corps pouvait être moins dangereux. Les mots ne semblent à cet instant que contenir la peur, la sienne plus que celle qu’il était censé nous transmettre. Mais ils empêchent l’aggravation de la violence, remettent entre nous un espace, une distance physique nécessaires qui n’existent ni dans le corps à corps ni dans l’éloignement. Ils permettent de dire le droit à la violence des mots, au moment où la violence des actes se représente de manière muette et, ce faisant, font surgir chez lui un sentiment de honte supportable et communicable par la parole.

Un autre épisode de rencontre paradoxale s’est joué lors du mouvement de violence contre sa mère, et surtout de notre sensation du délitement d’Alien lors du rapproché corporel, pour laisser apparaître l’infans Ali-Yann. Tout s’est ainsi physiquement passé comme si sa rage, exacerbée et meurtrière d’être débouté par l’objet d’amour, se muait subitement en totale dépendance à l’objet réel. Ce ne sont pas les mots qui ont rempli une fonction contenante, mais le « holding » préservé , à tort ou à raison, de la contamination de la terreur.

A d’autres occasions, Ali-Yann rejouera avec nous cette tentative de surenchère, chaque fois sur une scène publique mais sans que la violence revendiquée n’aboutisse. En revanche, défait de l’enveloppe de terreur qu’il s’était fabriquée, il disait « rendre les armes » devant notre constance et notre calme, pourtant objectivement impuissants face à sa force physique.

Il semble que seule, la disposition intérieure du tiers à son égard, ait pu apaiser par retournement, les affects de rage, d’impuissance destructrice, de dévalorisation et d’effondrement du sujet. Plus encore, la capacité de l’objet à prendre ceux-là à son compte, sans les ré-adresser à son tour, paraît essentielle pour arrêter la répétition interminable de ce jeu relationnel. Dès lors, les éprouvés d’échec et de négativité doivent être endossés par un tiers, qui ne sait pas quel rôle il est censé tenir ni que faire de ces motions qui ne lui appartiennent pas. Il nous est arrivé de percevoir ce genre d’éprouvés tumultueux, lorsque Alien tentait de nous envahir psychiquement , voire nous touchait par la précision de son trait. De la même façon, nous avons maintes fois senti chez les partenaires, des mouvements d’exaspération ou de haine mal contrôlés en rapport avec l’atteinte imprévisible juste au défaut de la cuirasse, par un détail de leur vie privée qu’ils avaient laissé échapper, ou par le doute sur la réalité de leur bienveillance, quand ils ne répondaient plus à ses demandes.

On peut penser que la contamination du tiers, la translation des affects informulés dans un appareil psychique supposé mieux construit que le sien, permettent à Ali-Yann de trouver alors une voie/voix de représentation externe des énigmes qui le hantent. La relation d’amarrage peut ainsi se comprendre comme une possibilité de lexique, nécessaire pour explorer à deux les secrets enfouis de Ali-Yann.