3.3.2.2. Le tressage du lien.

Plusieurs rendez-vous ratés ou annulés et quelques mois plus tard, Amina reprend contact avec beaucoup de « honte  » de n’avoir pas pu, « comme d’habitude » tenir ses engagements. Cette insistance de l’absence va devenir un des axes du travail mené avec elle. Elle ne semble cependant pas gêner le travail psychique, poursuivi en dépit de la distance. La tonalité de l’humeur est « noire », comme elle le dit de sa vie et de son être, comme « une tache » qui s’étend à cause des problèmes et du « shit ». Elle vit recluse, présente des états de panique avec sensations de mort imminente, n’est pas calmée médicalement à cause de son passé de toxicomane qui fait hésiter son médecin à lui prescrire un traitement. Il est vrai qu’elle a usé et abusé de « tout ce qui fait partir » . Elle raconte alors une mère indifférente et rivale de la beauté de ses filles, un père « héros » de la résistance de son pays et « cow-boy » ici, c’est à dire violent et indifférent à ses enfants. Dans le même mouvement, elle laisse planer l’existence d’une problématique incestueuse de la part des frères aînés à l’égard des cadettes. A ce moment là, même très petite, puisqu’elle date ce souvenir à l’époque des classes primaires, elle a choisi de vivre dans la rue où elle se sentait bien, protégée de ses frères et de ses parents qui ne la cherchaient pas.

Elle vient à trois séances consécutives, en dépit d’une tentative peu convaincue d’annuler la première. Elle y développe les problèmes quotidiens avec un frère psychotique et un père autoritaire. Elle décrit son envie de « s’exploser la tête contre un mur » pour qu’enfin on voie, on comprenne sa souffrance. Elle relit l’histoire des origines, d’un pays qu’elle a peu connu mais qui est sa source, d’une mère qu’elle aurait voulu plus traditionnelle, d’un père trop peu attentif. Elle revient sur sa vie d’adolescente dans la rue, apaisée en dépit de l’errance et du froid, protégée par des caïds moins dangereux que ses frères. L’alternative à cette vie au-dehors était, dans l’intimité de la maison, la lubricité des frères, la réputation qu’ils lui faisaient, les coups, les insultes et la honte.

Après ces moments de grande émotion, Amina ne revient pas, alors que nous avions convenu de la possibilité d’un autre dispositif, relayé par la CPAM 5 sur des fonds particuliers, pour qu’elle paie une part de ses séances. Comme si l’offre de déploiement de son espace psychique lui était incongrue, même si elle la séduisait. Elle s’excusera ensuite de cette nouvelle défection, sans parvenir à s’en expliquer. Nous n’entendons plus parler d’elle pendant presque une année, sauf par l’inquiétude de l’assistante sociale qui signale une dégradation importante de la situation familiale globale.

Après deux nouveaux rendez-vous ratés, elle peut enfin revenir, pleine de honte et de gratitude que nous continuions ainsi à la recevoir malgré tout. Nous proposons une nouvelle procédure, celle de réaffirmer le rendez-vous la veille; sans cette confirmation, la séance sera annulée automatiquement. Nous avons en effet entendu ces empêchements, ces évitements comme le signe ouvert du travail du négatif.

Depuis nos dernières rencontres, Amina est encore sur tous les fronts familiaux, avec l’aggravation de l’état de santé de sa mère; elle travaille à éloigner ses frères malades, « clochards et parasites » des parents qu’ils pourraient maltraiter. Elle évoque un risque de mort, meurtre ou suicide des uns ou des autres. A côté de cette situation de misère noire, elle décrit une image d’oasis lors d’un voyage au pays, seule avec son père. Elle y a trouvé une tante qui l’a fait bénéficier de soins primaires, bains, caresses maternelles, douceur. Elle en parle avec l’émotion inédite qui accompagne la découverte d’une place possible d’enfant choyé, bercé, reconnu.

Aussitôt après cette « déclaration de paix », elle repart en guerre contre la violence subie de la part des hommes de la famille; elle dit, honteuse, qu’elle fait de même avec l’homme qui la désire, le salissant comme elle s’est senti « salie ».

La nouvelle procédure de confirmation des séances fonctionne jusqu’à ce qu’elle disparaisse de nouveau, après le décès de sa mère.

Quatre mois se passent avant le prochain contact. Elle accepte de venir à notre cabinet, pour une plus grande aisance des rendez-vous et peut être aussi parce qu’elle a pu supporter l’éventualité des regards des passants sur elle. Toutes les démarches attenantes aux soins et au décès de la mère ont été prises en charge par Amina seule, qui suffoque de rage et de chagrin mêlés. Elle continue à se sentir harcelée par la fratrie, devant un père qui s’obstine à ne rien voir. Au plan social, la situation devient catastrophique, elle ne gère plus ses affaires courantes, laisse ses dettes s’accumuler, ne donne plus crédit à quiconque. Notre préoccupation pour elle nous incite à lui proposer plusieurs consultations rapprochées, qu’elle accepte avec soulagement. Elle évoque un désir de « partir » qu’elle clarifie, dit elle, comme une potentialité de redémarrage. L’ambiguïté demeure pourtant sur le sens de cette aspiration. Elle donne à penser qu’un espoir continue à survivre dans le tumulte de sa vie, peut être par le retour auprès d'un substitut de mère suffisamment bonne, qu'elle semble encore en mesure de solliciter. Mais les éléments de destructivité oeuvrent pourtant à l'inverse, dans son incapacité à régler ses problèmes concrets ou à ne plus s'occuper que ceux de la famille, avant d'envisager le retour vers ce refuge très investi. Peu à peu, elle découvre la notion de maltraitance comme ce qui pourrait identifier ce qu'elle a tacitement subi sans pouvoir le nommer. Elle s'appesantit sur la loi du silence qui l'empêchait de demander de l'aide au risque d'être battue ou tuée. Elle n’en revient pas de vérifier encore, deux ans après le début de nos rencontres, que nous sommes encore présente auprès d’elle lorsqu’elle fait appel.

C'est dans ce contexte qu'un bilan est réalisé, avec son accord et en sa présence, avec son assistante sociale. Elle parvient à évoquer, sans s'y attarder, la question de la maltraitance, et se dit prête à demander de l'aide. Cependant encore une fois, c'est le silence qui succède à l'espoir que quelque chose se dénoue. Amina ne vient pas à la consultation suivante, puis téléphone pour évoquer sa honte, reprend rendez-vous et ne revient pas.

Nous pensons à elle pour un témoignage demandé dans le cadre d'une publication (Rhizome) et osons l'appeler chez elle. Elle dit son soulagement de notre appel. Elle rapporte de récentes situations d'humiliation infligées par les représentants de la loi, exprimant sa déception de l'accueil des « immigrés » par la France; elle envisage de repartir dans le pays d'origine qu'elle ne considère néanmoins pas comme le sien, ou d'entrer en religion pour trouver une appartenance identitaire. Elle évoque par ailleurs, dans cet entretien très décousu, l'obsession d'un couteau qu'elle pourrait se planter dans le ventre, comme à une époque un frère la menaçait de le faire. Elle répond néanmoins avec enthousiasme à la proposition de témoignage, vient à la rencontre organisée avec un membre du comité de rédaction; elle déclare qu'elle signera sa contribution sous le pseudonyme de " Cosette". Elle est prête à rendre un texte dans les jours à venir. C'est après cette « promesse » que nous n'avons plus de nouvelle d'Amina pendant une longue période.

Notes
5.

Caisse Primaire d'Assurance Maladie