3.3.5. La relation actuelle.

Dans sa quête d'amour, Amina confond incontestablement les logiques de séduction infantile et génitale ; elle tente "d'accrocher" l'interlocuteur de manière paradoxale et confuse: cette jeune femme qui se sait attirante, recherche en effet de manière tacite une attention d’ordre maternelle; mais elle croise surtout des regards et des désirs répondant à la féminité qui se dégage de sa personne; elle attend l’autre de manière si avide qu’il ne peut qu’en abuser, ou se retirer et réfuter la demande, dans tous les cas, décevoir l’espérance abyssale d’Amina.

Elle apprécie d'emblée nos entretiens, alors même qu'elle évoque sa méfiance envers les "psy", comme envers la tromperie qu'elle a toujours ressentie en retour de tout investissement. Pourtant, ses défections régulières, aux moments où nous semblons arriver à une étape, ses évitements puis ses retours honteux, enfin la reconnaissance qu'elle dit nous vouer, nous heurtent sur le plan professionnel ; faut il croire en effet en l'authenticité de son désir d’examiner ce qui la hante? Que faire du soupçon de "manipulation", plus ou moins soufflé par les travailleurs sociaux, qui s’épuisent vainement à l’aider ? Notre empathie même se voit entachée d'une coloration particulière, en miroir avec son immense gratitude pour notre présence : car plus elle s’absente, plus nous voulons être indéfectible. C’est ainsi que la dimension inter-subjective paraît surtout tenir à notre entêtement à ne pas l'oublier. Du coup, se pose très nettement la question de savoir qui tient ou veut le lien, comme si nous étions, davantage que la patiente, attachée à maintenir la relation alors qu’elle ne donne pas toujours signe de son investissement.

Amina ne peut entretenir longtemps sans crainte un lien satisfaisant, son histoire lui ayant appris l’avilissement, la rupture ou la trahison. Dès lors, quand elle parvient à le mettre en place, la confusion des niveaux pulsionnels autant que la segmentation temporelle de la relation, créent un chaos affectif qui contaminent le tiers et le renvoient à la sensation d’être l’acteur de l’empiétement : la recontacter, après plusieurs rendez-vous manqués, nous a fait éprouver ce type d’affects; pour elle qui a subi et évoqué la violence, passée de la part de sa famille, actuelle en provenance des acteurs sociaux, notre intervention intempestive aurait pu s’apparenter à une résurgence de ces expériences. De même persiste la tension à propos de la place à laquelle nous nous sentons assignée par elle –ou par un éprouvé personnel confus qui reçoit, mais ne sait comment traiter les différents niveaux d'attention qu'elle suscite.

Pour clarifier un peu cette relation, il faut tenter d'en définir la nature. Amina a depuis le début, instauré un lien intense mais volatil, intemporel mais séquentiel, régulier mais arythmique, imprévisible mais envisageable; avec le recul, la logique de rupture quand l'autre se fait pressant, d'attente de son approche lorsqu’elle l'a éloigné, dévoile une structure scandée sur un registre apparemment chaotique ; en définitive, cette dernière semble s'organiser sur le modèle du négatif. L'absence de forme et l'inintelligibilité de sa présence, figurent un espace brouillé, dans lequel elle peut espérer ne pas se croire en danger d'empiétement. Cependant, son absence récurrente n'est jamais totale: en effet, elle diffracte la demande d'aide psychologique, en l'adressant implicitement à l'assistante sociale, sachant ainsi comment se rappeler à nous. Ce faisant, elle crée les conditions d'un nouveau risque d'empiétement puisque, répondant à cette demande informulée, nous osons l'interpeller pour un nouveau rendez-vous, rejouant ainsi l'emprise à laquelle elle tente d'échapper. Lorsque, par exemple, nous avons cru Amina capable de témoigner de sa position subjective, lorsqu’elle l’a à son tour espéré –gagnée ou peut être contaminée par notre attente- le défi inaccessible l’a plongée dans une autre absence, un nouveau mutisme encore plus honteux sans doute, que les précédents. Remarquons enfin la proximité particulière avec nous lorsque, à cette même séance, elle pré-signe son éventuel écrit d'un pseudonyme presque identique à notre prénom.

Simultanément, les questions persistantes en nous, pendant et entre les séquences, paraissent résonner avec celles qu’elle ne peut formuler, qui tournent autour de l’espace partagé de la rencontre. Dans ce double-lien s’agite alors la dualité fusionnante de ce qui appartient au patient et/ou au psychologue. Cosette et Colette se confondent dans un possible écrit sur la précarité, et peut être vaut il mieux laisser la seconde en débrouiller seule les nœuds. Nous pourrions envisager qu’il existe une migration, une translation des affects secrètement éprouvés, sur la thérapeute assignée à les accueillir et surtout à les traduire. Il est question ici de la nécessité de comprendre ce qui se trame, pour nous même d’abord, pour Amina ensuite, afin d’opérer un travail de détoxication. Dans l’intervalle, nous sommes la « dépositaire », au sens proposé par J. Bleger, de ces motions encore en mal d’habitat psychique. Dès lors, les affects inattendus et spécifiques la concernant, malgré leur caractère presque transgressif, prennent sens en tant que consigne, en nous, d'une problématique contradictoire dans laquelle le plaisir se mêle à la terreur, le génital à l'infantile, la féminité à la virilité, la passivité à l'activité, l'intime au public, l'empiétement à la préoccupation, dans un labyrinthe savamment orchestré par le travail du négatif. Le seul fil rouge, malmené par son absence, reste celui de notre constance, le plus souvent discrètement appelée par Amina, dont elle pointe dès que possible la caractéristique à la fois nécessaire et insupportable. Le lien, que nous pouvions d’abord désigner sous le registre de l’amarrage, semble donc s'orienter vers une problématique transférentielle, avec des modalités spécifiques qui interrogent en particulier la rythmicité et la fréquence des rencontres.