3.4.2. Entretiens.

3.4.2.1. Chronologie des rencontres.

Notre première rencontre s'est déroulée dans le cadre du lieu d'accueil où, à peine arrivé, il sollicite un entretien individuel, demande rarissime en première intention, non suivi d’autres demandes. L'année suivante, il s'inscrit au groupe de paroles que nous animons avec un membre de l'équipe, mais ne le supporte que peu de temps, parce que ce qui s'y passe le renvoie à une angoisse importante. Il est en revanche très à l'aise à notre contact dans le groupe informel, clame à qui veut l'entendre que nous voulons le "séquestrer", nous demande de tenir un bout de ficelle lorsqu'il tente vainement d'installer un cadre, argumentant son insuccès par l'impression que "c'est la faute à la ficelle". Il manifeste, silencieusement, des moments de très grand désarroi. Lors d'une période de crise durable, nous décidons de le "convoquer" à un entretien qu'il n'a aucunement sollicité. Une première série de séances se met en place au sein même du lieu d'accueil, auquel il se rend docilement, en n'oubliant jamais de faire sonner sa montre à la fin de l'heure. Dans cet espace imposé, Arnaud se montre alors différent qu’il est dans le groupe informel : il abandonne toute gloire, il s’affaisse et sanglote la tête basse des séances entières. Nous sommes profondément touchée par cet homme redevenu enfant, sans regard ni mot ni pensée, effondré devant l'immensité de son désespoir. Ces séances nous épuisent personnellement, par l'incertitude sur la pertinence de laisser se déployer une telle détresse, à laquelle notre verbalisation ne parait pas donner beaucoup de sens. La seule possibilité envisageable semble de ne surtout pas se laisser absorber avec lui par le silence, mais de l'envelopper d'un bain de mots et d'un regard étayant. Après plusieurs séances sur ce registre, qu'il ne déserte pourtant pas, un début de paroles permet son apaisement partiel.

Soucieuse de ne pas dénaturer la mission d'amener les sujets au « droit commun », nous lui proposons de prendre contact avec le CMPA local, ce qu'il fait une fois ou deux, sans investir ce relais. Nous reprenons alors nos entretiens dans le dispositif RMI, pensant qu'il faut surtout ne pas lâcher "le bout de ficelle", après avoir obtenu l'accord institutionnel pour un renouvellement exceptionnel des séances. Arnaud commence à symboliser son "chantier intérieur" où il lui paraît dangereux de s’aventurer. Il fait également des allusions de plus en plus précises au roman familial et au secret des origines ; la mère est née pendant la guerre, de père inconnu, que la fratrie s'est toujours représenté comme un nazi, violeur de la grand mère. Cette étape renoue avec le fil associatif, le sien et le nôtre, qui raccordent les différents espaces de rencontre informelle et formelle. Arnaud fait en effet souvent référence, en salle commune, à la tyrannie de sa mère, la comparant à Hitler. Par ailleurs, ses rangers rutilants et la blondeur extrême de ses cheveux méchés, vont dans le sens d'une reconnaissance du fantasme des origines, à tout le moins à une levée partielle de celui-ci.

A la fin de cette autre année, la dépression a changé de registre, il lui est devenu tolérable de s'y confronter. Nous le sentons prêt à financer lui-même une partie de la prise en charge, dans un cadre "presque" libéral, par un dispositif particulier accordé parfois par la caisse primaire d'assurance maladie. Il est intéressé par cette proposition. Nous lui suggérons de nous appeler avant le rendez-vous si d’aventure il souhaite l’annuler.

C'est au hasard d'une rue, la veille de la consultation, que nous entendons murmurer notre nom, comme une plainte. En nous retournant, nous peinons à reconnaître Arnaud, le crâne rasé, demandant d'annuler le rendez-vous. C'est une nouvelle épreuve, une honte partagée, pour nous de le voir, pour lui de se montrer totalement "sans gloire", dépouillé de ses apparats habituels. Il s'était tondu le matin même.

Plus tard, nous utilisons pourtant une partie des séances pour commencer à aborder la question de la honte et de sa difficulté relationnelle aussi bien avec ses proches, sa famille, ses interlocuteurs. Il évoque "le pire" qui serait pour lui de nommer devant nous, l'horreur qui le hante. A cette pensée, que nous ne comprenons pas d'emblée tant elle est confusément énoncée, il dit qu'il se cacherait sous le tapis s'il devait l'avouer, qu'il n'y est pas prêt même si finalement, il constate en fin de séance qu'il l'a abordée.

Au fil de ces séances, il nous fait comprendre son besoin d'une prise en charge groupale avec les partenaires sociaux qui l'accompagnent, bon an, mal an. A partir de cette séquence, nous transmettons à l'équipe la demande de rendez-vous collectifs, que nous mènerons quelques temps en parallèle des entretiens individuels; les travailleurs sociaux hésitent devant cette proposition inhabituelle, qui leur semble le fruit d'une manipulation d'un nouveau genre. Il est vrai qu'Arnaud a usé beaucoup de bonnes volontés par ses atermoiements, ses exigences et ses refus, et cette perspective inédite semble suspecte. Mais le groupe de professionnels accepte ce travail, à raison d'une séance bimestrielle, sur une période d'une vingtaine de mois. Les aspects sociaux s'améliorent parfois, s'aggravent d'autres fois selon l'humeur d'Arnaud. Mais il continue à discuter et à participer aux débats sur les différents problèmes et les solutions envisagées pour les résoudre.