3.4.5. La relation d’amarrage transféro-contre-transférentielle.

Ce lien, a comme les précédents, débuté sous l'égide de l'amarrage, en ce qu'il a durablement consisté en des approches furtives et progressives, qui s'ajustaient au plus près de ce qui était tolérable pour Arnaud. Au cours des premiers mois en effet, après un unique entretien, il refuse expressément tout nouveau contact individuel. Il ne cesse dans le même temps de s'approcher de nous, dans le cadre du groupe informel. Il n'en répète pas moins, de manière constante, son impression de notre volonté d'emprise sur lui, badinant parallèlement sur la tyrannie de sa mère. Dans ces instants, il lui arrive de nous demander notre aide matérielle pour "tenir la ficelle" qui pourtant se dénoue. A d'autres moments, où il se montre plus grave, silencieux et affaissé, sa détresse se profile, inaccessible. Le groupe de paroles, inapte et prématuré à lui offrir un espace psychique adapté, lui occasionne un surcroît de honte à ne pas pouvoir tenir son engagement.

En lui imposant une nouvelle rencontre individuelle, nous endossons alors, délibérément, l'habit de tortionnaire qu'il donne l'impression d'avoir préparé à notre intention. Par l'actualisation de sa soumission à une figure féminine/maternelle autoritaire, Arnaud re- visite paradoxalement la position de passivité absolue, qui apparaît au seuil de son organisation psychique. Dès lors, ayant permis la réinscription actuelle de cette motion, notre rôle consiste pour un temps, à l'accompagner dans les décombres de son "chantier intérieur". Le silence, la sidération, le regard bas occupent toutes ces séances au cours desquelles il nous transmet la terreur, l'impuissance, mais aussi le sentiment d'incompétence à aider l'objet à ne pas souffrir. Seule, la sonnerie de sa montre en fin de séance, semble lui éviter une chute interminable dans le désespoir. Les séances sont rudes pour nous, comme sans doute ont pu l'être pour lui les périodes de désarroi, parcourues dans son lien précoce avec une mère imprévisible, aimante, indifférente ou suicidaire. Cette étape, en organisant le retournement des affects sur l'objet actuel, ouvre le verrou posé sur les fantasmes infantiles. Arnaud retrouve en effet une parole confuse certes, mais centrée sur le roman de l'origine.

A partir de là il interroge les ruines qui sont les siennes, dans lesquelles il a encore peur d'entamer les fouilles. La nécessité de poursuivre ce travail nous invite à trouver d'autres modalités d'aide, sans doute réfutées parce qu’il ne pouvait aisément remettre à un autre ce qui avait mis plus d'une année à s’ajuster avec nous. On peut ainsi croire que le préalable de l'amarrage n'est pas incident dans le travail psychique qui va suivre. La dimension thérapeutique semble, de fait, inscrite dans les préliminaires que nous venons de considérer.

La rencontre fortuite, dans l'espace public, avec l'opprobre de son crâne rasé et mortifié, met en évidence la question de la honte qu'il nous a fallu endosser. Arnaud, si soucieux de son apparence, nous effracte par la violence du sacrifice de sa "gloire". Honteuse de ces éprouvés, nous associons avec la figure de la femme tondue après guerre, à cause de sa relation coupable avec l'ennemi. Le roman de la grand mère revient en mémoire, qu'Arnaud représente sur la partie la plus investie de lui-même, condensant et confondant en cela les identifications d'essence maternelle, féminine et filiale.

Pour la partie du travail qui s’est effectué au sein du groupe, Arnaud fait éprouver, alternativement à tous et à chacun, colère, inquiétude, désespoir, excitation ou exaspération; affects sans doute traversés, enfant, sans aide pour les identifier et se les approprier. Ainsi, Arnaud a-t-il enfoui des « secrets » terribles qui ont pu devenir des « trésors » par leur transmutation progressive à travers le transfert latéral sur les objets actuels. La révélation de sa préférence sexuelle s’entend ainsi comme un transit, sur autrui, des mystères encryptés, qui enfin prennent sens. Mais elle ne parvient pas à s'énoncer dans l’espace duel, comme s’il existait un danger de retour du rejet, si seul l’objet central du transfert la recevait.

Ainsi la diffraction sur plus d’un autre permet selon R. Kaës (1993) la « décomposition d’un objet , d’une image ou du Moi du sujet en une multiplicité d’objets , d’images et de Moi partiels, chacun représentant un aspect de l’ensemble et entretenant avec les autres des relations d’équivalence, d’analogie, d’opposition ou de complémentarité, ou les moments d’une action. » Dès lors, la question de l'intime se rejoue, de manière plus superficielle, moins aiguë, sur la scène ambiguë d'un espace privé/public; elle représente une manière de troubler, de fluidifier les registres du lien, en esquivant une nouvelle confrontation, naguère traumatique, avec la froideur du face-à-face avec l'objet. Dans cette perspective, on peut penser que pour Arnaud, l'aveu collectif lui évite le risque que le regard singulier ne se détourne à nouveau de lui.

La question du regard touche donc la nature du transfert à l’œuvre. Interminablement, Arnaud a baissé les yeux en séance. Au sein du groupe en revanche, il lui est arrivé de fixer notre regard et de ne plus le lâcher, rivé à lui comme si sa vie en dépendait. A cet instant particulièrement délicat où ses défaillances s’objectivaient, il paraissait chercher en nous le miroir, presque la contemplation archaïques qui lui avaient fait défaut. Ce regard nous renvoie précisément à la proposition de R. Roussillon (2002) : « imitation, rythmicité accordée, accordage mimo-gesto-postural, accordage affectif et ajustement prennent sens dans une économie du plaisir du double, du plaisir de trouver dans l’autre un miroir de soi, qu’elles soutiennent l’illusion d’une capacité à trouver-créer un autre-double et reflet de soi. » Si Arnaud n’est pas dans la stricte posture du bébé en quête de cet autre-double, il semble montrer, dans cette supplique du regard, la trace de l’inadéquation de l’objet premier et, par voie de conséquence, la désorganisation précoce du «miroir interne de soi.» (ibid p84) Arnaud se saisit ainsi de l'objet actuel pour se détacher, autant que faire se peut, de la trace mortifère de l'objet précoce. Exportant en nous la confusion et les affects primitivement et indistinctement ressentis, il les voit se transformer par notre action hésitante, incertaine et maladroite. L’amarrage reste pertinent pour décrire les modalités transformationnelles en jeu, dans la mesure où nous avons accepté ce qu’il voulait bien déposer de ce « chantier » non défriché, et surtout parce que nous avons pris le risque de témoigner personnellement de ce qu’il nous en faisait éprouver. Cette dimension nous a paru nécessaire dans les moments de gel de la pensée, comme une tentative de «réchauffement» psychique préalable à tout autre espoir de symbolisation.

Pour tenter de clore cette situation extrêmement dense dont nous n'avons tiré que quelques pistes, nous pensons possible d'affirmer le caractère obligé du passage par des contre-attitudes apparemment anarchiques: les verbalisations qui nous semblaient parfois déraisonnables ou hors de propos, ont sans doute offert à Arnaud une parole dont la symbolisation n'était pas la priorité. Car il s'agissait davantage de créer un espace sensoriel où il pouvait se refléter, une enveloppe sonore, (D. Anzieu, 1985) visuelle, (G. Lavallée, 1993) un cadre contenant de sa vie psychique suspendue par les empiétements passés. Le lien d'amarrage permettrait dans ce sens un premier niveau "d'accordage affectif" au sens de D. Stern, avec l'état sinistré de la subjectivité du sujet, dans lequel il serait fait retour à des processus antérieurs à l'élaboration secondaire.

Ce sont ces préalables qui ont, semble-t-il, creusé l’espace d’un lien véritablement thérapeutique, organisé au cours des dernières périodes de la prise en charge, lorsque les dangers initiaux s’étaient estompés. Dans ces temps plus classiques, la dimension transféro-contre-transférentielle s’est affirmée de manière lisible, le travail de la symbolisation s’est accentué par le recours à des objets métaphoriques ou par une centration directe sur l’intériorité du patient. Quittant l’obscénalité, le sujet a pu commencer un travail de retournement du dehors au dedans, du public à l’intime, en même temps qu’il retrouvait des repères sociaux ordinaires.