4.2.4. La honte sur la relation actuelle.

Les excès de Farida nous gênent. Nous aimerions qu’elle se calme, qu’elle soigne son allure, qu’elle prenne conscience de ce qu’elle représente aux yeux des autres personnes du lieu d’accueil. Nous nous sentons parfois prise dans les sarcasmes qui l’entourent, mêlant notre pensée aux voix plus explicites. Nous savons qu’elle exhibe quelque chose, sans comprendre si c’est une souffrance ou un style de vie. Mais nous ne sommes pas censée lui rappeler la bienséance et, faute de clairvoyance, nous restons muette et transparente devant elle. A peine a-t-elle connaissance de notre fonction.

Cette période d’observation se termine par notre proposition de participer au groupe de paroles. Peut être a il fallu qu’une autre instance la désigne comme accueillie, c’est à dire l’identifie comme patiente potentielle, pour que nous puissions l’interpeller. Un premier niveau de honte émerge en nous tacitement, celui d’avoir besoin de sa différence pour la reconnaître. Sans doute, si elle était restée dans l’ambiguïté, ne nous serions nous pas autorisée à l’aborder, peut être dans l’angoisse diffuse d’une contamination par la double assignation de folle et de prostituée.

Ainsi, le contre-transfert s’organise sous la prévalence d’une honte qu’à aucun moment Farida n’a semblé laisser transparaître. Nous sommes extrêmement coupable de nos pensées sans comprendre, pendant longtemps, d’où elles émanent. L’idéologie prend le dessus sur la pensée clinique, accompagnée d’un discours normatif autour de la tolérance. Pourquoi donc ne pouvons nous donc pas nous empêcher de la mal-considérer?

Il est clair que le fait de la situer dans un espace mieux identifié a été un grand soulagement pour nous, qui avons alors pu l’accueillir dans un groupe formel. Ce qu’elle y a déployé était d’un autre registre, où dominaient candeur et vulnérabilité. Mais cette étape a permis que l’intériorité blessée de Farida se montre différemment, ouvrant ainsi la voie à un début d'élaboration psychique.

Puis dans un premier temps, les entretiens individuels ont réactualisé la question de l’outrance et de la folie, puisque notre réaction immédiate a consisté à l’amener au soin psychiatrique et psychotrope. Nous ne comprenions pas, de nouveau, comment canaliser un tel débordement maniaque, une telle démesure globale. Là encore, une autre forme de honte à propos de notre désir souterrain de ne pas la voir, nous a fait souhaiter nous défausser de la plainte qui nous était adressée. Le secours inattendu d'un léger traitement anxiolytique a dénoué cette tension. Nous avons alors vu éclore une autre jeune femme, douce, élégante et triste pour laquelle nous nous sentions enfin en mesure d’intervenir. Il est vrai que ces ultimes entretiens ont été féconds, puisque Farida a pu se saisir enfin de cette honte qu’elle laissait porter aux autres. En se dévêtant de l'habit sali et contaminé, elle a montré la profondeur de la blessure, et des multiples niveaux d’humiliations infligées. Un dernier degré d’éprouvé honteux a alors pris forme en nous, celui de n’avoir pas su éviter le retour de l’empiétement en ne prévoyant pas où sa mise à nu risquait de la conduire.

Farida a donc traversé, en notre compagnie, différentes strates dans lesquelles l’affect de honte se partageait. Ehontée dans son allure, elle a déposé en nous la confusion qu’elle ne parvenait pas à éprouver. Rien, de ce ressenti, ne pouvait en effet être exprimé, encore moins élaboré. Brut il surgissait, brut il nous envahissait avec ses déclinaisons de culpabilité et d’abjection. L’apaisement de l’excitation a ôté la première couche du manteau d’Arlequin, et la saisie de l’amarre a aidé Farida à le laisser à terre. Alors, l’enveloppe psychique a commencé à se reconstituer par la représentation de mots, à la place de la représentation de choses que signalaient les marques de l’opprobre sur sa peau, comme des tatouages infectés. Mais Farida est malheureusement restée mal-vêtue, seulement à moitié recouverte par l’assemblage en cours, qui n’a pu se terminer à la suite d’une nouvelle, inopinée et cependant habituelle scansion de son rythme.