4.3.2. Les entretiens.

Dès que nous entrons dans un dispositif individuel, Monsieur Rouge quitte la description de sa maladie pour évoquer une rupture sentimentale après huit ans de vie commune. Son refus d'un enfant l'amène à un conflit avec sa compagne, à l'origine de sa "chute ". Après cette séparation, il perd très vite l'emploi plaisant qu'il avait obtenu, par une reprise d’études tardive. Il quitte sa région, se ruine rapidement, vit reclus dans un sous-sol avec les chiens de son logeur. La souffrance de sa déchéance se nuance d'un plaisir trouble, lié à son enfermement dans un territoire clos et réduit, où des chiens constituent sa seule compagnie. Il associe ensuite avec l'emprise paternelle, sur la famille en général et lui en particulier. Bourreau, ce père l'a en effet maltraité dans l'enfance, le frappant ou l'humiliant publiquement, comme lorsqu'il exigeait de lui qu'il affiche ses ongles peints en rouge, en punition de son onychophagie; sauveur, il a permis que cesse l'errance de son fils, en le ramenant auprès de lui dans une contrainte affective qui continue à entraver ce dernier. Monsieur Rouge reste par exemple dépendant financièrement de son père, qui paie son loyer et est même prêt à financer sa psychothérapie. Il s'étonne de notre réticence devant cette perspective, comme s'il ne mesurait pas en quoi elle risquait d'entretenir la soumission dont il prétend s'affranchir. Du coup, l'expression de sa révolte semble un peu formelle et extérieure à la complexité du lien filial.

Quand nous nous revoyons dans l'espace collectif entre deux entretiens individuels, Monsieur Rouge reprend l'exposé des problèmes somatiques, évoquant les troubles d'anorexie et d'insomnie afférents à sa maladie. Il ne paraît venir au lieu d'accueil que pour évoquer ce type de préoccupations.

En individuel en effet, comme si nous n'avions pas échangé sur un autre plan, il revient sur son parcours psychologique. Il émet son désir de départ, sur le versant mythique de "Quête du Graal", de croisade ou d'extra-terrestres qui pourraient l'emmener dans un ailleurs idéal où il serait choyé. Il parle d'un "essaim" où il pourrait s'agglutiner à d'autres. Le choix de ce mot polysémique nous arrête sur la dimension latente du lien à l'objet archaïque. Il associe avec l'amnésie ou l'absence de moments d'intimité que sa mère aurait pu lui prodiguer, peut être reliée à sa soumission à son époux; il se dit révolté par cette attitude mais il en conçoit l'origine dans la terreur imposée par le père.

A propos de ce dernier qui représente l'objet central de sa préoccupation, Monsieur Rouge utilise les métaphores de "dictateur, de prophète" dans les pas duquel il était contraint de mettre ses propres pas, sans espoir de laisser une "trace " personnelle. Il en parle encore comme d'un dieu vengeur et cruel dont il lui est impossible de détourner le regard. La notion de jugement émerge ainsi, lui rappelant des événements honteux qu'il mentionne avec des larmes dans les yeux; il laisse flotter à ce sujet comme une exhalaison d'avilissement sexuel; mais la honte est muette, tout juste furtive, et nous sommes seule à la ressentir.

Parasitée par le regard et l'emprise paternels, toute idée de prendre soin de lui est déboutée par Monsieur Rouge. Par notre hésitation à recevoir son père tandis qu'il réitère cette demande, nous nous centrons sur la constitution d'un espace d'intimité personnel. Mais cette divergence paraît être un début d'accroc dans la relation thérapeutique que, pourtant, il persiste à investir. Il prétend même qu'au terme du dispositif gratuit, il trouvera une solution pour payer ses séances. Cette remarque nous inspire le fantasme, fugace mais honteux, qu'il pourrait même songer à se prostituer pour cela, en référence avec ce qu'il avait précédemment laissé imaginer.

Peu après, il commence à exporter le conflit jusque là circonscrit à la sphère corporelle, psychique et intra-familiale, sur les travailleurs sociaux. Pourtant, l'imago paternelle reste prégnante en terme de "fléau de la balance" qui penche toujours plus lourd du côté du fils, comme s'il pesait du plomb. La légèreté, l'ouate ou la plume lui semblent de fait inaccessibles.

Pendant quelques temps, nous ne nous rencontrons plus qu'au sein du lieu d'accueil où il s'autorise quelques remarques acidulées à notre attention. Il mène une démarche de reconnaissance de son handicap et ne peut donc s'engager pour des entretiens individuels. Il explique que son père a beaucoup critiqué notre refus de sa présence, en dépit des tentatives du fils pour nous réhabiliter. Monsieur Rouge signale que, "s'il (vous) connaissait, il changerait d'avis", de telle manière que nous comprenons un reproche implicite de n'avoir pas permis cette présentation. Pour que le père change d'avis sur notre compétence, il faudrait que le fils renonce à sa parcelle d'individualité, à l'esquisse de sa subjectivité, donc accepte la répétition de l'empiétement ancien. Il verbalise par ailleurs un scénario rationnel, fondé sur une normalisation par le travail, qui semble ne pas authentiquement lui appartenir. Il finit néanmoins par reprendre un rendez-vous que nous n'entendons déjà plus comme une demande réelle. Il y vient avec un large retard, prétendant s'être endormi, tandis que jusque là il était toujours très ponctuel. Il explique rester dans l'incertitude entre deux désirs opposés, celui de tout quitter de nouveau, ou celui de "franchir la porte intérieure". C'est pourquoi, il reste sur le seuil, hésitant entre "claquer la porte et entrer, sans savoir (si je vais) trouver les bonnes clés". Il authentifie notre comparaison avec la problématique de son entrée ou non en thérapie, reliant ces questions à sa difficulté de trouver sa place, en soulignant que celle-ci pourrait être là où son père n'est pas, mais que ce lieu n'existe pas. Nous le sentons en danger, mal identifiable; nous ne pouvons que mettre l'accent sur un choix personnel minimal, espérant ainsi apporter une nuance par rapport à ce qu'il définit comme un "conditionnement en rouge ou noir" auquel il se pense assujetti depuis toujours. C'est seulement alors que nous prêtons l'oreille à l'insistance de la référence à son patronyme, que nous avons tenté de restituer dans l'équivalence suivante: il semble contraint et assigné à deux seules possibilités: être noir, ténébreux et mauvais, ou rouge, enflammé et honteux. Au-delà, le rappel du nom du père résonne comme une destinée tragique qui le transcende et dont l'issue est barrée.

Il rate le rendez-vous suivant. Nous ne le voyons que par hasard au lieu d'accueil, un jour où nous ne devions pas être présente; il semble éviter la rencontre en baissant son regard ou nous tournant le dos. Il se ré-alcoolise de plus en plus souvent. Nous apprenons que sa santé empire et lui impose une nouvelle hospitalisation pour d'autres examens.