4.2.4. La honte sur le contre-transfert.

Dès les premiers instants, Monsieur Rouge suscite en nous l'envie de le faire taire. Non qu'il se trompe d'interlocuteur en s'adressant à nous; mais la teneur de son discours n'est pas adaptée au lieu ni à la nouveauté de la relation, et l'indifférence qui l'accompagne paraît insolite et décalée. Nous sommes gênée par le sentiment d'indiscrétion qui nous submerge, à entendre les trajets suivis par les multiples fibroscopies à l'intérieur de son tube digestif. De surcroît, l'intrusion parentale, envisagée dans la relation thérapeutique avant même qu’une demande ne soit élaborée, le brusque aveu de l'addiction alcoolique, clôturent et remplissent à ras bord notre capacité d'écoute.

Immédiatement, Monsieur Rouge "se constitue comme notre intrus (…à travers) un transfert topique s'appuyant sur une symbolisation en présence de l'autre". (B. Duez, 2002. p76-82) Autrefois empiété par l'objet, il choisit aujourd'hui un autre objet, prescrit par ses interlocuteurs actuels, pour l'envahir à son tour. Notre réponse, consistant en un différé et une proposition de rencontre individuelle, est agréée comme un apaisement provisoire. Il entre alors, pour un temps, dans notre sphère, s'ajuste à notre perspective et déploie ce qu'il imagine être du domaine psychologique. Il évoque sa "chute " psychosociale, à la suite d'une rupture amoureuse, revient sur ses dépendances et ses projets. Lorsqu'il nous laisse imaginer une possible prostitution au moment de son errance, nous sentons le rouge nous monter aux joues pour une pensée qu'il n'a pas émise.

Mais il évoque régulièrement la présence du père, perspective que nous ne savons comment traiter, sauf à la considérer comme une effraction supplémentaire dans l'espace qui lui est réservé. S'il insiste sur cette éventuelle venue, nous pensons qu'il n'a pas encore quitté l'emprise, sans plus nous attarder sur ce point. Ce niveau de la honte ne nous parvient pas, tandis que Monsieur Rouge a sans doute été précocement avili par cet empiétement-là, les suivants n'en étant vraisemblablement que la conséquence. Il nous perd dans des hontes successives et diffuses, que nous imaginons assurément moins archaïques qu'elles ne sont.

Sur ce point, A.Ferrant (2000)parle d'une "honte d'être" qui touche à une "confusion identitaire primaire". Dans le prolongement de sa recherche, il évoque un peu plus tard la question de «la double transparence et la honte » (2003) qui entraîne le sujet exclu dans un paradoxe proche de celui que supporte Monsieur Rouge: «la grande exclusion implique (…) une double transparence du sujet: d’une part l’autre sait tout de lui, il n’y a pas de domaine caché; d’autre part il n’existe pas face aux autres, il n’est pas vu et l’indifférence règne. La honte est alors omniprésente: l’essentiel de soi est d’un côté trop visible et de l’autre dénié». Car Monsieur Rouge est éhonté en ce qui concerne la description de son intimité, en référence à la notion du «négatif cloacal partagé». Ce qui devrait être «inviolable et tenu secret» est développé à l’envi, au point de nous en détourner comme d’une chose malséante. Mais lorsque Monsieur Rouge insiste sur la dimension filiale, qui enfin pourrait être accueillie et contenue dans un espace psychique idoine, nous en refusons les modalités de présentation, sans en comprendre l’importance, rejetant ainsi dans les limbes ce qui aurait dû avoir droit de cité dans une communauté de paroles. Pourtant, il est probable que le sujet désirait mettre en scène son inféodation à la tyrannie paternelle; dans cette représentation sur une scène actuelle, aurait pu émerger ce qui a sans doute empêché la création d’un espace d’intimité; ou si l’on veut le dire autrement, ce qui a suspendu le processus de constitution topique, laissant le patient dans un «non-man’s-land» de l'ordre de la proto-topique.

On pourrait donc considérer cette situation comme le contre-exemple du concept d’amarrage. En effet, Monsieur Rouge n’a pas investi durablement la relation, au contraire, s’en est clairement et semble-t-il définitivement, détourné après quelques tentatives. Mais nous pouvons penser, avec le recul offert par l’analyse, qu’elle en marque au contraire les conditions préalables: en effet, le lien lancé par le sujet, aérien, informel et sécable à tout moment, aurait dû être accepté par l’objet, sans autre projet que celui de le retenir sans l’agripper; mais de plus, il aurait fallu le recevoir comme il était présenté, sans souhaiter le modifier ni dans sa forme, ni dans son contenu. Or il nous paraît que notre obstination à refuser ce que Monsieur Rouge insistait à nous proposer, représente véritablement le retour de l’empiétement, de la maltraitance active, que le sujet a déjà vécus. Comme si nous remettions en scène, de notre propre chef, le vernissage des ongles par le père, nous avons imposé notre volonté à Monsieur Rouge; sous le prétexte de ne pas le laisser enfermé dans la dépendance, nous avons empêché qu’il prenne la place qui lui était jusque là assignée, donc la seule qu’il pouvait reconnaître comme sienne.

Notre contre-transfert a ainsi perdu ses propriétés d’amarrage, en se centrant trop vite sur l’objectif, inatteignable en première intention, d’accès à l’autonomie psychique. Il a reproduit le processus de «lune de miel» initial entre les grands exclus et leurs interlocuteurs; isolant la réalité subjective de la personne, pendant un temps d’illusion partagée, il a privilégié le désir de normalisation, que nous avons incarné en tant que représentant du corps social. Cette perspective, imprégnée des traces d’empiétement précoce, a réactualisé l’éprouvé d’effondrement par l’absence d’accueil inconditionnel, donc de messager d’une préoccupation maternelle primaire d’une part; elle a figuré la contrainte, déjà subie, d’une pensée normative à propos de ce qui devrait être bien pour lui, donc d’une position surmoïque, indiscutable et tyrannique, d’autre part.

Il semble que la honte indicible et irreprésentable ailleurs que dans les entrailles, ait tenté une issue par l’intermédiaire de l’objet que nous avons un moment été pour Monsieur Rouge. Mais en lieu et place, son destin s’est noué dans notre incapacité à d’abord seulement la recevoir et la contenir. L’échec de l’amarrage dans cette situation paraît donc avoir été celui de l’échec du traitement de l’éprouvé de honte en nous.