5.3. Apprivoisement et tissage du lien.

5.3.1. La prise de contact et les premiers mois.

Dès la première séance, Boris prend une pâte à modeler de couleur sombre, qu'il pétrit sans lui donner ni forme ni projet. Il arme jusqu'aux dents deux chevaliers. Il parle peu, répond à peine à nos questions, exprimant seulement qu'il ne veut pas aller en pension, parce qu'il se sent bien dans son école.

Nous décidons de commencer un suivi à raison d'une séance tous les quinze jours. Les maigres revenus de la famille, ainsi qu'une attention diffuse à ne pas précipiter la prise en charge, nous ont sans doute poussée à proposer ce rythme.

Dans ce premier contact, la question de l'organisation psychique s'impose à notre esprit. La crainte d'une psychose infantile ne résiste cependant pas à l'évidence d'une faille narcissique grave.

Au début de la thérapie, Boris va beaucoup exhaler ses odeurs corporelles que, pendant un temps, nous laissons flotter sans rien en dire. Seule, la pensée des patients suivants nous autorisera à l'informer de la nécessité d'ouvrir la fenêtre, pour aérer avant qu'il ne parte. Nous avons l'impression qu'il semble vouloir laisser ici une trace sensorielle de son passage. De la même façon, sans mots, il joue beaucoup avec la pâte à modeler, marque son empreinte sur les objets. Il invente des histoires, pas encore des scénarii mais plutôt de simples scènes d'abord isolées. Leur réalisation est très élaborée et produit un effet de véritable création, qu'il dévalue systématiquement, même lorsqu'il sait que d'autres enfants l’admirent. Après une période dans laquelle il passe d'un jeu à l'autre sans trop de cohérence, Boris s'attarde sur les animaux féroces, qu'il gave puis enterre. Le crocodile est souvent retenu, gorgé de pâte à modeler jusqu'à vomir ou s'étouffer. Il enfouit un Bernard l'ermite dans la pâte, mais cet animal vit encore, précise-t-il, en filtrant le sable. Cependant le crocodile, dégagé de ce qui était enfourné dans sa gueule, vient grignoter le tertre protecteur du crustacé, alors dénudé et en danger d'être englouti. Boris met en scène une dualité autour de la dévoration mortelle: il s'agit d'être gavé au risque d'étouffer, ou de déterrer l'objet pour le croquer. Le coquillage squatté par le crustacé figure un essai de protection mais, à la merci du premier fauve qui passe, il laisse son habitant nu et mou.

Une première représentation humaine se fait jour, par la fabrication d'une "tête de clown/tête de pioche". Représentation-chose, la tête de pioche n'est pas encore un symbole, une "vraie" pioche étant plantée dans la joue du bonhomme. Boris l'affuble d'un boulet au pied.

Progressivement, l'histoire commence à s'organiser. Les thématiques récurrentes concernent le gavage, la dévoration, la vase et l'élément marin avec les animaux qui l'habitent. Il revient souvent sur la trace, l'empreinte sur le corps des animaux, ou leur enveloppe externe. Il ne peut pas envisager que tout cela ait un sens et n'a rien à dire de ses productions.

Dans la relation thérapeutique, il est alerté par un hématome sur notre visage, sur lequel nous nous arrêtons un moment. Attentif, il écoute gravement nos paroles, avec une sorte d'hésitation à croire à notre explication d'un accident de la circulation.

Il émet quelques mots, presque extorqués, sur la difficulté de faire une demande à son père pour être seul avec lui.

Six mois après le début de la prise en charge, Boris quitte un peu de son allure infantile et sombre. Il paraît moins tendu et évoque un rétablissement léger de ses notes et de la relation familiale. Il joue avec une canne à pêche dont il défait les nœuds, en associant avec le plaisir qu'il prend aux parties de pêche où son père le convie parfois, seul. Il met en scène une attaque par le "tyran Hitler tête de nerf" et ses sbires, très armés. Il critique l'odeur et la consistance de la pâte à modeler, lui trouvant des "fissures aux points de soudure". Il y enfouit pourtant une autre arme. Il expliquera à la même période son observation entomologique des fourmis dans les fentes de la terrasse. Il va redoubler.

Dans les séances suivantes, Boris montre d'inquiétants moments de désorganisation psychique, où la crainte de la psychose fait retour. Un épisode est particulièrement éprouvant, dans lequel il saccage une paisible scène de pêche, avec beaucoup de violence et d'acharnement. Dans une sorte d'excitation croissante, il répète l'effondrement d'un morceau de pâte à modeler de forme phallique, après l'avoir mollement collé au fond du couvercle d'une boîte. Chaque fois, nous prévoyons en silence le bruit métallique de la chute, dans une angoisse diffuse. La confusion précède et suit tout nouveau collage, amenant Boris, dans une frénésie compulsive, aux confins de l'étrangeté et de la discordance, lorsqu'il finit par écraser la pâte sur son visage. Un rictus sur les lèvres, il s'est totalement absenté de la relation. Pour sortir de la sidération, nous formulons quelques mots, autant pour nous que pour lui, avec l'idée que ce qui s'est longtemps et souvent écroulé, peut un jour s'arrêter de tomber. Mais ces paroles semblent dérisoires face à l'ampleur de la catastrophe psychique représentée sous nos yeux. A la fin de cette séance épuisante, nous avons l'impression de ne pas être de taille à contenir un tel désastre.