Boris va avoir 13ans. Le passage en classe supérieure est assuré; il envisage de rejoindre les pompiers, pour extraire les gens de leur voiture quand ils y sont incarcérés. Nous ne pouvons manquer de penser le lien à distance avec notre accident de la circulation. Il continue à souffler le chaud et le froid dans les séances, se montrant muré, taciturne, improductif ou inversement, drôle, communicatif et imaginatif, successivement et à l'infini. Il tente de trouver les maillons manquants de la chaîne qui tenait le coffre ouvert.
Le jeu change d'aspect et ne convoque plus exclusivement le crocodile. Il met en scène une forêt amazonienne abritant un arbre immense, envahi de serpents. Au cœur de cet arbre se cache un "squelette/fantôme perdu".
Il revient sur le jeu des boulettes de pâte à modeler qu'il expulse, cette fois hors d'une pompe par propulsion d'air. La projection concerne progressivement, dans une excitation croissante, la totalité de la pièce; nous-même recevons quelques fragments de cette explosion. C'est un véritablement déchaînement, dans la double acception de libération et de déliaison. Nous tentons de le contenir, en proposant à Boris de déposer les boulettes dans le réceptacle approprié. Il fait part de son inquiétude que "ça ne sorte pas, ça reste coincé". Il termine cette même séance en lacérant le bloc de pâte à modeler orange dont il s'était servi pour les boulettes, le transforme en une figure grimaçante du "fantôme d'Halloween"; c'est unereproduction très exacte de la forme publique de ce mythe.
Un rendez-vous est oublié. Au suivant, tout va mal de nouveau, il accumule les "bêtises" et les reproches, se bat avec Steve. Une fois ces informations déposées en début de séance, il ne veut rien en dire de plus. Il reprend la pompe, en tète l'embout pour en extraire les boulettes non évacuées, s'énerve et jure lorsque ces dernières ne sortent pas assez vite à son goût.
A la séance de bilan, la catastrophe semble en effet avoir eu lieu. Boris arbore des traces de strangulation, consécutive à une bagarre plus violente que les autres. Un placement en centre pour "adolescents difficiles" est proposé. Les parents souhaitent arrêter la thérapie avec nous, à cause de problèmes financiers que le père finit par minimiser. Nous éprouvons l'urgence de ne pas lâcher Boris, malgré le désarroi qu'il nous fait éprouver et l'impression d'incompétence qui nous submerge de nouveau. Les processus d'auto-exclusion règnent et semblent pour l'instant remporter la victoire sur le travail psychique. Nous restons à la disposition de Boris et proposons à la famille de réfléchir à la suite pendant les vacances d'été, pour nous contacter le cas échéant à la rentrée. Nous redoutons que l'adolescent disparaisse une nouvelle fois hors de toute possibilité thérapeutique, avec pourtant en arrière-plan, le sentiment de l'évidence de son retour.
Lorsque, un trimestre plus tard, la famille se manifeste de nouveau, nous l'informons de la nécessité de faire lien avec l'équipe de psychodramatistes. Ce contact va se faire rapidement, le pédopsychiatre semblant lui-même prêt à nous solliciter, comme si Boris et ses parents avaient instauré soudain un besoin de cet ordre, tandis qu'auparavant la discrétion et l'isolation prévalaient entre les deux formes de thérapie. L’adolescent a physiquement beaucoup changé; il paraît heureux de son retour et parle plus volontiers; il évoque son frère aîné pour la première fois spontanément, mentionne un conflit entre eux, quand Alex refuse de le saluer; en revanche le lien à Steve semble s’améliorer, les bagarres deviennent moins fréquentes. Nous sommes étonnée de voir Boris consentir aussi facilement à évoquer la situation d’Alex, son école, ses capacités motrices, son autonomie, thèmes qui autrefois n’étaient jamais signalés.
Son avancée en âge nous incite à privilégier la parole au détriment des jeux exclusivement investis jusque là. Dans l’espoir qu’il privilégie la première forme d’expression, nous le laissons cependant occuper l’espace de la séance à sa guise, en décidant de verbaliser nous-même, davantage qu’auparavant, ce qu’il nous donne à voir. Il se saisit de la momie, qui nous ramène à une des dernières thématiques explorées. Pour la première fois, il représente une scène familiale, installe des meubles, dans la forêt qui balise un cimetière où vit un fantôme. A côté du canapé, quatre chaises trônent dans le salon. Les quatre places assises sont vides, la momie est allongée sur le canapé, puis, redressée, Boris la démaillote pour en extraire le squelette. Il le repose enfin dans l’arbre comme à la séance précédente.
Il figure ainsi un cadre intérieur, d’abord paisible, qui finit par être cerné sur sa frontière externe, d’une forêt inquiétante peuplée de cimetière et de fantômes.
La mort et le personnage couché évoquent pour la première fois une présence mort-vivante dans la subjectivité de Boris. Mais nous craignons que cette interprétation ne soit trop violente et la gardons informulée.
Le contact avec le psychodramatiste permet de quitter enfin l’isolement dans lequel nous étions enfermée. Nous apprenons la mort d’une fillette avant la naissance de l’aîné, nous découvrons qu'au cours d'un psychodrame, Boris a mis en scène l’évacuation d’un bébé dans la cuvette des toilettes. Nous convenons de poursuivre un travail groupal/individuel en parallèle.
L'adolescent continue le travail d’évacuation des boulettes séchées, tente de trouver des techniques pour un meilleur résultat, explore des solutions physico-chimiques et aboutit à une perspective médicale. Il est très mutique dans cette séance, répond à peine; nous dramatisons notre agacement. Les séances suivantes mentionnent une nouvelle éviction, cette fois agie par le père qui le retire du collège en cours d’année. Le garçon s’approche d’une émotion, nomme sa peine et s’en détourne aussitôt. Mais il est très pâle, amaigri et recommence à diffuser des odeurs. Dans la relation, il se replie, redevient hermétique et ne peut construire qu’une « plate-forme terrestre » pour aller dans les étoiles. Aucun être humain n’y existe, seul « Dark Vador » la puissance du mal, y règne en maître 8 (1). Lors d’une séance suivante, il poursuit son jeu de pâte à modeler qu’il sculpte cette fois en forme de cœur; une « bulle d’air » a pénétré ce cœur qu’il essaie de faire pulser. Ce dernier est « fissuré » ou troué, ce qui l’empêche de répondre à l’impulsion que Boris persiste à vouloir lui donner. Il est également curieux de réponses « médicales » sur la température vitale du corps. Ces préoccupations cardiaques et thermiques semblent concerner le manque de pontage des liens internes, comme si les parties lésées ne pouvaient encore être raccordées. Cependant, leur présence métaphorique contredit simultanément l'idée de scission. Au bilan familial, les parents estiment que Boris amorce une amélioration, aussi bien sur le plan comportemental que sphinctérien. Les notes sont bonnes après le changement de collège. Nous remarquons le début d’expression des émotions et des sensations. Pour la première fois la famille évoque la difficile prise en charge d’Alex. La séance est paisible, moins destructrice envers Boris que d’ordinaire. Pourtant, nous passerons encore souvent par des phases de vrai travail de symbolisation et de régressions brutales et désespérantes. Boris va continuer à se taire, s’exclure ou se faire rejeter, aussi bien par l’école ou ses parents, provoquant parfois en nous une immense colère ou incompréhension. Sur ces aspects, il pourra convenir qu’il nous amène sur « des fausses pistes », jamais signalées à l’inverse des jeux du même nom. A chacun de ses anniversaires, coïncidant avec celui de sa mère, Boris gâche la relation familiale, comme si sa naissance ne devait pas être fêtée, comme si sa présence au monde demeurait illégitime.
Avec l'adolescence, les problèmes comportementaux s'aggravent par secteurs: il joue avec une arme dans la rue, il vole et attaque les siens, mais aussi il continue à jouer comme un enfant latent. La question sexuelle ne le concerne pas: lorsqu'il répète la chute phallique à un an de distance, il ne marque aucune compréhension sexualisée de cette figuration. En revanche, il semble être moins gravement déstructuré par ce jeu qu'il peut finir de manière apaisée, supportant que l'objet cesse de tomber. Il accepte l'énoncé de notre colère à le voir se détruire. Ses yeux s'embrument, ses mâchoires se serrent, mais il nous écoute attentivement sans broncher. A la suite de cette scène, il recouvre la boîte d'une très fine membrane de pâte à modeler, puis, toujours à l'affût de nos paroles, il en troue la peau avec un crayon jusqu'à faire une large déchirure.
Violence, arrachement, ambiguïté de la représentation, Boris se montre bouleversant de rage et de désespoir; nous sommes nous-même ébahie par la multitude des possibilités interprétatives de la séquence.
En fin d'entretien, il transforme cette peau rompue en nouvelle tête muselée, trouée au centre du crâne et au cou, balafrée enfin. L'ensemble figure une tête de mort, parfaite métaphore de son état du jour (1).
Nous pourrions poursuivre encore l'anamnèse, tant Boris s'ingénie toujours à ouvrir de nouveaux champs. Mais nous sommes désormais trop près de la thérapie en cours pour le faire. Peut être aussi nous faut il quitter la fascination dans laquelle la richesse des représentations nous plonge. Car nous rencontrons les mêmes difficultés, les mêmes doutes et hésitations, les mêmes intérêts parfois démesurés depuis le début de la relation. Néanmoins le lien thérapeutique perdure, traversant les mouvements antisociaux de Boris et l’incertitude renouvelée de la suite de la prise en charge.
Le chapitre suivant va tenter d'organiser une synthèse des éléments saillants pour en déterminer une piste qui ne soit pas un cul-de-sac de plus.
Dark Vador l’anti-héros du film « Star War» (G. Lucas) était autrefois considéré comme un déchet humain; il parvient à imposer sa terreur militaire à toute la galaxie.