5.6.1. L’amarrage.

Quand Boris nous est adressé, il se positionne dans un registre de claustration psycho-corporelle dans lequel sa parole n’a aucune place. Il donne l’impression de n’être psychiquement arrimé à rien, sauf à sa parka et à son odeur. Obturé par une enveloppe externe qui fait office de carapace, l’enfant paraît inaccessible à un quelconque lien.

La première piste ouvrant à une possible accroche, transite par le jeu que nous pensons encore être, malgré ses douze ans, un média acceptable. Il investit en particulier la pâte à modeler, qu’il utilisera intensivement tout le long des séances, en dépit de quelques remarques de notre part sur le temps qui passe et l’éloigne de l’enfance. Ses représentations évoquent immédiatement une empreinte gravée dans le corps. Mais les interprétations que nous pouvons en retirer, peut-être justes au demeurant, ne nous informent que partiellement puisque que tout cela n’a « pas de rapport ». Ce déni essentiel n’annule évidemment pas la richesse des ponts que l’enfant trace entre les fragments de son histoire, mais il ne permet pas de les formuler. Il est vrai que le pacte dénégatif a fait son œuvre sur nous aussi, en nous barrant l’accès aux traumatismes princeps.

Le lien change considérablement lorsque Boris découvre l’hématome sur notre visage. L’enfant semble douter, laissant entendre qu’il croit plutôt à des traces de violence délibérée. Notre corps et notre visage, à l’identique de celui du mollusque et des « têtes » créées par Boris, exhibent la marque d’un empiétement; par ce biais, l’enfant peut s’approprier un premier espace d’identification, puisque l’empreinte infligée par le tiers se distribue, se communique et se rejoint de la représentation à l’objet actuel. L’amarrage primitif est pré-symbolique, concerne le corps qui inscrit, endosse sur lui l’atteinte plus ou moins violente ou volontaire.

Si l’environnement familial et scolaire, désespérés, gardent toujours une logique d’exclusion socio-affective, Boris se montre avec nous moins tendu et hermétique, ses productions commencent à s'ordonner, il reprend contact avec des scènes paisibles. Sur les « têtes » comme sur l’espace de sa maison, les fissures se nomment.

Pourtant, après ce début d’organisation, Boris nous assigne à une position de « témoignaire » d’une scène de déstructuration psychique très inquiétante, peut être abouchée au premier contact psychique authentique de lui à nous. L’évocation de l’effondrement n’a de sens, comme R. Weintrater (2003, p117) le suggère dans sa définition de la rencontre testimoniale, que pour rendre compte de l’expérience qui va être ici communiquée à « l’autre, représenté par la fonction du témoignaire. L’observation que le témoignaire peut faire des processus de communication à l’œuvre(…) est une ressource supplémentaire mise au service du processus testimonial ». On pourrait penser que nous sommes mise en demeure d’interpréter la terreur qu’il agit placidement, sans exprimer aucun affect. Pourtant, endiguer la réactualisation traumatique paraît être le seul enjeu de ce moment ; c’est peut être par cette retenue, mais aussi le passage par notre éprouvé personnel, que Boris peut proclamer triomphalement avoir « construit un barrage ». Ainsi, il nous semble que la fonction contenante du thérapeute, brutalement sollicitée dans cette séquence, est mise à mal dans sa capacité à ne pas craquer devant la déferlante d’angoisse et d’effondrement. Certes, la proposition du phallus s’écroulant interminablement, convoque en nous des représentations autour de ce qui ne parvient psychiquement pas à s’ériger en direction de l’identification paternelle. Mais Boris ne peut que réitérer, dans une mise en scène inattendue, une chute qu’il faut selon nous entendre dans sa valeur de représentation-chose, celle de l’expulsion initiale hors de l’espace primitif personnel, l’espace fusionnel avec l’objet. C’est pourquoi nous tenons comme essentielle cette qualité du lien qui, d’abord et seulement, accueille ce qui est énigmatique et inouï.

Lorsque Boris passe de la représentation-chose à une esquisse de représentation-mot, l’amarrage est assuré entre lui et nous, puisqu’il en construit même «une plate-forme». Il peut alors commencer à évoquer son désir de s’absenter loin du danger des pirates. Mais, dans le mouvement de balancier qui le caractérise, il se transforme lui-même en notre pilleur personnel. L’interprétation du vol, dans l’acception winnicottien de l’acte antisocial, tient compte de l’espoir d’une  « bonne expérience primitive qui a ensuite été perdue » (1984, p156). La nécessaire découverte du délit mettant en exergue le lien direct à l’autre, cette étape de l’amarrage repose ainsi sur le retour de l’espoir qui transite par l’objet actuel. Parents et psychologue ayant simultanément reçu l’attaque: les premiers restituent l’objet volé en stigmatisant leur fils d’une nouvelle honte. Pour un temps, l’espoir réside dans le seul lieu thérapeutique que Boris investit dans une nouvelle rencontre: il tisse quelques fils entre ses productions et la réalité historique. C’est l’épisode de la mort des chevaliers, raccordée à celle du grand père et de l’enseignant. Pourtant, il conclut la même séance avec la production de la « tête sans cervelle, piquée et balafrée », comme un désaveu du lien psychique qu’il vient d’élaborer.

Si un apaisement semble advenir dans son contexte de vie, il se ressaisit pourtant des actes pour montrer, sans le dire, ce qui le hante psychiquement.

L’investissement de la réalité des lieux, leur utilisation paradoxale, ne peut s’éclairer que par l’extérieur et le contact enfin effectif avec l’équipe de psychodrame. Voilà du sens qui transparaît autour de l’évacuation du déchet, associée à l’obligation de museler les mots et les sphincters du corps. Dans la relation qu’il impose, Boris nous invite à une traduction, une translation de ses actes en nos mots, parfois assurés, le plus souvent incertains. A cette condition, il s’approche un peu de ce qui pulse secrètement en lui en terme d’affect. Il poursuit cette route escarpée en renonçant souvent, s’interrompant parfois, grâce à sa redoutable capacité à convaincre de l’inutilité des choses, en séduisant beaucoup et en avançant un peu. Pourtant Boris, au prix qu’il impose à la thérapie, découvre peu à peu les fantômes de son histoire et peut espérer les apprivoiser.