5.6.2. L'impact de la relation.

Il faut rapidement comprendre les effets subjectifs et intersubjectifs que la rencontre avec Boris a suscité en nous. Si nous avons décidé d'évoquer cette relation par la notion d'impact, c'est pour rendre compte de la force du choc sensoriel, de l'empreinte corporelle inscrits en nous, en dehors de tout recours à la pensée.

Cet enfant réveille chez ses interlocuteurs en général, et en nous en particulier, des motions spécifiques qui pourraient bien représenter l'exportation de ses propres conflits. Dans un premier temps, c'est l'interrogation diagnostique qui prédomine, comme s'il fallait à tout prix situer l'enfant dans un statut quelconque, fût- il psychopathologique. La crainte d'une psychose émerge au premier entretien, aussitôt démentie, sans pour autant que ne se calme l'inquiétude. Puis Boris nous invite à une valse interminable d'espoir et de désespoir, aussi irraisonnés, aussi chaotiques et imprévisibles l'un que l'autre. Tout se passe comme si les ruptures de l'organisation narrative de ses jeux, l'isolation des uns par rapport aux autres, se reportaient sur notre attention à son égard. Tantôt, nous découvrons sa capacité de (pré)symbolisation avec une sorte d'émerveillement, tantôt nous nous désolons de l'appauvrissement psychique de ce garçon et n'envisageons comme seule issue que l'antisocialité. Mais aucune des deux positions ne se pérennise en lui ni en nous, et c'est encore une fois la segmentation de l'histoire et des éprouvés qui occupe l'espace. Comme lui, qui ne peut pendant longtemps rien dire, nous ne parvenons pas à mettre en relation ce qu'il montre avec l'ensemble de son histoire personnelle et familiale. Alors, nous consentons tacitement au silence qui enveloppe la blessure de la filiation. Plus nettement encore, nous la refoulons purement et simplement, pour ne plus tenir compte que de l'individu Boris, isolat perdu et sans attaches. Il faut un regard extérieur pour enfin comprendre le mouvement dans lequel nous avons été engagée par la force du pacte familial, celui de ne pas voir la trace de l'aîné, d'enfouir celle de la morte, de les rabattre sur l'enfant vivant, valide et en bonne santé. Dès lors, la question récurrente du déchet, de la honte et de l'exclusion résonne en nous comme le signe du secret confié à Boris, qu'il a accepté d'endosser et de porter. Mais cette clarification est cependant attaquée par l'ombre avec laquelle l'enfant persiste à recouvrir toute intelligibilité de son histoire. Ainsi, nous retrouvons très vite des éprouvés d'incompétence devant ce qu'il expose en séance. Au fond, tout se passe comme si, en dépit de clarifications partielles, une inhibition massive et profonde gagnait le plus souvent. Nous hésitons longuement à interpeller les autres thérapeutes, craignant que notre point de vue ne paraisse ridicule.

Nous traversons fréquemment des éprouvés de honte à l'égard de Boris; la première émergence de cet affect nous parvient sur le registre sensoriel, à propos de l'odeur qu'il dégage. Est ce lui, est ce notre audace à lui en parler, qui est le plus abject? On pourrait dire que sur ce plan, il existe comme une transitivité de la honte, inscrite dans un espace indéterminé mais commun entre lui et nous. Car c'est bien notre crainte que notre espace professionnel soit suspecté de puanteur, qui a motivé notre remarque à son égard, à l'origine de notre gêne mais aussi de ses premiers mots sur l'encoprésie. Honte également lorsqu'il nous voit marquée de ce qu'il semble imaginer être la violence d'un tiers, malgré notre explication; à cet instant, il renverse sur nous la suspicion habituellement ressentie devant ses démentis sur ce qui ne fait aucun doute; le niveau discursif est lui aussi atteint par une vergogne diffuse propagée entre nous. Honte encore, que relaient discrètement les parents, de ne pas parvenir à le "guérir" plus vite; sommes nous à ce point incompétente ou, comme avec tous les collègues, Boris s'acharne-t-il à refuser l'amélioration qui se dessine? La labilité de l’attribution est là aussi un élément récurrent dans le trajet de la honte; elle advient également face à la haine intérieure, éprouvée lorsqu'il nous vole, utilise et vide les détergents, nous laissant accessoirement penser qu'il aurait pu les boire et impliquer notre responsabilité. Honte encore pour notre colère démesurée qu'il ait osé dévorer notre pain, pénétrant par là notre intimité vespérale. La honte nous envahit enfin lorsque Boris nous pousse à des réactions d'inspiration pédagogique; dans un lieu pourtant réservé à sa subjectivité, nous avons le sentiment de la faire taire, comme le rappelle l'épisode de la projection des boulettes dans la salle, et notre exigence qu'elles soient contenues dans leur réceptacle.

Si comme le constate O. Douville « l’exclusion (…) vaut comme paradigme d’un sujet en décalage» (1999), alors la question de l’incongruité de son interlocuteur est elle aussi paradigmatique de l’interaction qui dénature la fonction thérapeutique ordinaire.

A cause de cet écart, nous sommes tourmentée par le sens de nos réactions, par ce qui se mobilise en nous face à lui, par le fondement de notre bienveillance et la réalité de notre tolérance. Nous apercevons le danger de prendre, à notre compte, la place de bourreau qu'il sait si bien solliciter, comme un censeur de plus. Cette dimension, attisée lorsqu'il est particulièrement hermétique, inintelligible et opposé, épuise notre énergie psychique, nous plonge dans la confusion, le doute et la désespérance à nous sentir enfin un thérapeute compétent. Face à l'accusation plurielle de mensonge, de vol, de dégradation, de haine, il fait en sorte d'ajouter notre voix à la complainte générale contre lui ; ce faisant, il finit par retourner la culpabilité sur nous, nous invitant à partager, puis à endosser ce qui pèse sur lui. De manière générale, on peut penser que l'affect silencieux d'humiliation, dont il se dégage sur nous avec fracas, figure une des formes d'empiétements subis tacitement.

Pour conclure, il paraît pertinent de noter le passage nécessaire par des éprouvés personnels, d'abord du registre sensori- corporel ; ceux-ci pourraient s'entendre comme l'expression indirecte de la vie psychique de Boris, informelle et indicible. Notre corps paraît donc être utilisé comme le creuset de l'expression de la subjectivité de l'enfant, préalable à une symbolisation secondaire.