563. Le groupe social.

Dans la situation observée, on ne peut faire l'impasse sur l'importance du groupe au sens large, famille en priorité, mais aussi environnement scolaire et social, comme représentants du contrat narcissique auquel Boris tente de rester lié.

Les parents, très acides envers leur fils, nous obligent à chaque début de séance de bilan, à supporter avec Boris la litanie des griefs à son égard. Dans ces moments, notre empathie se centre exclusivement sur l'enfant placé en position de repli, et nous tentons de noter inversement les aspects plus favorables dont il témoigne.

Nous craignons fréquemment une décision de suspendre ou de cesser la prise en charge, comme Boris redoute son retrait du collège. Pourtant, ces parents blessés semblent, en dernière analyse, n'attendre qu'un démenti à leur désespoir, comme si leur fils devait malgré tout les relever de l'atteinte causée par les deux aînés. Mais ils se taisent sur le drame du bébé mort, banalisent le handicap d'Alex, et contestent à Boris sa réminiscence de l'embrasement paternel. Tout se passe comme si, pour eux, le soulagement passait par l'amnésie et l'enfouissement des traumatismes. Peut-être faut il penser ce silence comme un aspect des empiétements qui encrypteraient, au cœur de l'enfant valide, l'horreur vécue par la lignée.

Aussi bien, les parents interpellent itérativement des professionnels, plus ou moins rapidement exclus des alentours de Boris; d'autres apparaissent, d'abord rivaux des thérapeutes en fonction.

Le petit frère Steve prend un rôle particulier, dans la mesure où, lui-même en bonne santé, il peut recevoir à son tour une part du conflit de la famille. Mais il est un relais second des drames in- sus et peut "objectivement" déplorer la violence déliée de son aîné; même s’il participe souvent à la création du conflit, il se différencie de Boris par le moindre cumul de ses conduites antisociales. Steve sera beaucoup convoqué comme objet tiers, qui a pour fonction de détourner notre attention de leur aîné Alex; de la même façon, la diffraction opérée par Boris en se plaçant dans l'intervalle entre les deux frères, atténue la violence de l'impact traumatique sur Steve ainsi que sur ses parents.

L'école pourrait être un objet social investi par le garçon qui est un lecteur assidu, un amateur d'histoire et de poésie, un contemplateur d'étoiles. Ses créations se référent la plupart du temps à une dimension mythique ou historique extrêmement élaborée ou savante.

Pourtant, il ne cesse de cueillir des mauvaises notes, de recevoir des punitions pour ses résultats et/ou son comportement. Le plaisir et la valorisation des apprentissages sont annulés par Boris, qui semble insister pour être considéré comme un ignorant et un enfant incompétent. Sur le registre des amitiés enfantines ou adolescentes, Boris isolé ou en guerre, est l'objet de moqueries ou garde sur le cou les marques de ses bagarres. Adolescent, il s'allie avec un jeune livré à lui-même, sèche les cours et trouve des armes. Il aimerait être pompier, mais y renonce; il apprécie un professeur qui décède; il aime son école mais en est retiré. Les relations sociales se fragilisent ou s'altèrent, en dépit de son attitude bravache, fondement de la construction de son bouclier d'indifférence.

L'humanité se retire donc de lui, l'ignore, se moque, le sanctionne ou l'attaque. Il est vrai qu'il supporte mal l'attention bienveillante et durable à son égard, et qu'il tente par tous les moyens de l’anéantir. Il se replie alors dans le désir de quitter la compagnie des humains pour partir dans l'espace, s'entoure d'armes de guerre ou se fabrique une carapace sous laquelle il s’espère intouchable.

Sa place d'humain considérée comme inaccessible est ainsi mise à distance par des conduites de mortification; celles-ci s’organisent à travers l’autre, répétitivement chargé par l’enfant de confirmer sa mise au ban.

On peut convenir que tous les objets sont assombris d’une part de dépôt/déchet dont il porte la trace et qu’il transmet à l’autre. Ce constat convoque la proposition d’O. Douville autour de la « mélancolisation des liens sociaux », qu’on peut rapprocher d’un renoncement vital sous l’égide de la honte.

Ainsi, la logique d’exclusion domine l’affiliation sociale de Boris, évoquant la place incertaine et indéterminée du sujet psychiquement précaire; elle repose de ce fait la question topique telle que nous avons souhaité la circonscrire.

Par son intermédiaire, le groupe de symptômes de la précarité psychique se dévoile devant nous avec une clarté inédite dans les situations d’adultes; en effet dans ces derniers cas, les personnes parviennent, à grand peine il est vrai, à reconstituer ou maintenir parfois quelques liens avec le corps social, même s’ils ne sont que de survie.

Dans son acuité et sa lisibilité, la situation de Boris peut ainsi être envisagée comme emblématique de la problématique en tension dans le fonctionnement psychique des errants chroniques ou des vagabonds psychiques.