1.3. Similitudes et divergences par axe.

1.3.1. Le corps.

1.3.1.1. Similitudes.

Les parias ou les déportés témoignent d’un corps saccagé par la violence d’autrui, qu’elle soit délibérée ou conjoncturelle. On trouve le même type de difficultés chez les errants chroniques, qui imputent la responsabilité de leur dégradation physique à l’extérieur –objet ou fatalité. Pour la plupart, ils souffrent d’une incurie globale qui péjore les ennuis de santé, négligés par force ou par renoncement.

De même, la plupart des témoignages ou entretiens évoquent la perte ou la détérioration des dents, que celle-ci soit «volontaire» (Fantine, les déportés à qui étaient retirées les prothèses en or, même avant leur trépas), accidentelle (Monsieur C) ou consécutive à des soins mauvais ou inexistants. ( Monsieur A, Monsieur C)

La troisième classe de sujets signale des ennuis du même ordre, parfois plus discrets. Selon leur condition, ils présentent en effet un corps très abîmé (Ali-Yann ou Monsieur Rouge) ou plus préservé en apparence (Arnaud, Amina, Farida). Toutefois, des troubles sont souvent mentionnés à propos de l’état cutané ou tégumentaire; les organes vitaux sont régulièrement attaqués par les perturbations toxicomaniaques ou alimentaires (poumons, foie, système digestif).

Si Boris ne semble pas encore touché à l’intérieur de son corps, c’est pourtant le contact premier, sensoriel, qui interpelle l’interlocuteur à travers sa silhouette globale comme son exhalation nauséabonde.

Un point partagé concerne ainsi l’atteinte effective ou potentielle de l’enveloppe, qui tire les sujets du côté de l’infra-humain. La socialité transitant par la sensorialité, l’atteinte corporelle visible de la verticalité (tassement ou déformation par courbure dorsale, voussure thoracique, fracture des membres) ou péri-corporelle (particularités de la chevelure, troubles de la vêture) est perçue par l’autre. L’oubli de l’hygiène ou le relâchement sphinctérien agressent l’olfaction du tiers, représentant du groupe social. L’évitement, le biais ou la fixité du regard parasitent le lien, ainsi que les vocalisations dissonantes par rapport au discours. (murmures, cris, bredouillements ou silences inadaptés.)

On peut donc affirmer que la manière de présenter son corps diffuse un ressenti captieux, interférant dans la relation; Monsieur A en rend compte lorsqu’il évoque l’aspect «torve» de son regard; nous l’éprouvons lorsque nous ne savons que faire des effluves qui persistent après le départ de Boris, lorsque l’outrance de la vêture de Farida nous fait honte, et encore lorsque la posture de Monsieur M suscite en nous le désir de le redresser.

La souffrance psychique, si l’on admet de l’intégrer dans ce chapitre, est globalement peu convoquée. Lorsque c’est le cas, elle est toujours connectée à l’environnement et non identifiée comme autonome; les sujets n’évoquent leur peine que comme une conséquence de ce que la réalité, donc les autres, leur font endurer, rarement comme une émanation de leur difficulté interne. Ali-Yann est expert de cette accusation systématique à l’encontre des interlocuteurs; dans un registre moins caricatural, Arnaud ou les parias se comportent de même, à plus forte raison les grands exclus.

Pour Boris, tout va toujours bien pour lui, en dehors des tiers. De toutes façons, «il n’y a pas de rapport» entre son intérieur, qu’il paraît ignorer, et ses troubles.