1.3.1.2. Divergences.

Une différence immédiate se présente entre les catégories des errants chroniques et les autres: elle touche à l’atteinte de l’ossature, tout à fait récurrente chez les premiers. Nous ne pourrons pas comparer ces sujets avec les parias, sur lesquels nous ne possédons pas de données particulières à ce niveau. En revanche, si les déportés témoignent de blessures graves de la charpente, elles succèdent toujours aux coups reçus de la part de leurs tortionnaires, donc à l’action exclusive d’un tiers. Mais la plupart des témoignages (F. Wetterwald, 1955) concernent cependant des plaies ouvertes à la suite d’infections: "(…) Tu ne peux t'appuyer sur ton pied droit déformé par l'œdème et ne le peux davantage sur ton pied gauche qu'orne un flamboyant phlegmon." (p 353) De même les pathologies apparaissent surtout comme les conséquences de parasitoses ou de malnutrition. Sauf dans le cas de Ali-Yann, proche des errants chroniques, qui manifeste en effet de fréquentes atteintes diverses des massifs osseux, les vagabonds psychiques sont rarement blessés sur le plan de la structure dure.

La particularité des grands exclus se remarque dans le fait qu'ils ont souvent confusément été partie prenante de leurs dommages osseux. Monsieur B (sujet n°1) participe à, ou subit, une agression dans le cadre professionnel et en garde une lésion lombaire, Monsieur S s'abîme les vertèbres par son métier et ses habitudes de vie, tout comme Monsieur C. Il se dessine une inattention importante, certes assez fréquente dans la population générale, face à la prévention de ce type de désordres, qui sont de plus identifiés comme inévitables.

Par ailleurs, Monsieur B (sujet n°4) glisse par inadvertance sur des excréments canins et se brise la malléole. Monsieur S essuie un grave accident de la circulation. Il existe dans ces deux cas, des hasards malencontreux, qui ne permettent cependant pas d'exclure leur participation à l'événement: Monsieur B, alcoolo-dépendant, était-il ivre lorsqu'il a chuté? Monsieur S a -t- il commis une imprudence dans sa conduite, pour subir cet événement? Evidemment, rien ne certifie la pertinence de cette piste, mais le flou des discours, l’évitement du développement des circonstances de l’accident, laissent imaginer d'autres origines que la seule malchance.

Au-delà des blessures avérées, on a pu remarquer, pour certains, un rapport troublé à la verticalité, comme chez Monsieur M qui, affaissé, semble en attente d’aide pour se rehausser. Nous notons que les personnes perdent progressivement la solidité du maintien bipède, pour des raisons sans doute croisées entre les sphères physiologique et psychique.

Sur ce dernier plan, quelques errants se considèrent en souffrance, majoritairement ceux qui sont le plus près d'un fonctionnement ordinaire. Tous les déportés encore en mesure d’observer leur condition, entretiennent en leur for intérieur la haine des coupables, la nostalgie du passé ou l’espoir d’un avenir meilleur, pour eux-mêmes ou pour l’humanité. Les parias quant à eux, même conscients, perdent peu à peu cette foi en une destinée plus clémente.

Face à l’enfant-clodo, nous percevons d’abord un corps atone, image qu’il utilisera d’ailleurs lui-même de manière régulière, dans ses productions de crustacés dépiautés et mous. Il nous informe aussi, à travers ses têtes "fêlées, fissurées", que les protections solides du corps sont facilement accessibles et vulnérables. Il ne peut envisager nul projet et la rêverie paraît absente de sa vie qui se déroule uniquement dans l’instantanéité.