1.3.2. Les liens.

1.3.2.1. Similitudes.

Tous font état de liens sociaux historiquement ou actuellement bizarres, mal traitants ou incohérents. Même s’il était autrefois paisible, l’étayage familial ou social s’est distancié, détourné, voire persécute activement le sujet en tant qu’il représente une catégorie infra-humaine à exterminer.

Pour les déportés en effet, le lien social présent est dangereux, violent, imprévisible, sauf dans la torture d’une mort annoncée, dont on ne sait jamais quand ni d’où elle proviendra.

Le lien aux compagnons est soumis à une communauté idéologique ou religieuse difficile à préserver, ou au contraire, bâti sur l’idée de survie individuelle. C’est à dire que l’autre est généralement un double-ennemi potentiel, toujours prêt à chaparder un morceau de pain ou l’indispensable pour prolonger un peu son existence.

Le lien affectif, nécessairement absent, est idéalisé, tout comme le retour à la vie civile, dans un ailleurs encore lointain. Les réminiscences des attachements du registre de l’intimité, sont parfois considérées comme exposant le déporté au risque de «musulmanisation» par trop de nostalgie.

Si cette occurrence n’est rencontrée que dans la situation extrême des camps de concentration, le regard social porté sur les exclus reste pourtant connoté d’une analogie de fond: le sujet n’est plus considéré comme membre banal du contrat narcissique, il présente une différence qui lui donne un statut particulier.

Tous parias, donc tous «à part», Gwinplaine phénomène de foire, Claude Gueux voleur et assassin, Jean Valjean fugitif et dissimulateur, Fantine objet de risées ou de commisération. Les liens affectifs, lorsqu’ils survivent, sont inaccessibles, magnifiés. La plupart du temps, ils se sont disloqués dans l’épreuve de la vie, volatilisés, morts, empêchés de se déployer par des tiers intéressés ou brutaux.

Les errants chroniques de notre époque ne sont plus stigmatisés, au moins dans le discours. Mais ils anéantissent les projets, s’enivrent ou se bagarrent, amenant chez l'interlocuteur irritation, dérision, pitié mêlée de mépris ou au contraire, désir suspect de les sauver à tout prix. Les liens familiaux, pour ce qu’ils acceptent d’en dire, sont teintés de violence, d’abus, d’indifférence, d’intérêt, mais ne rendent jamais compte en tout cas, d’une sécurité nécessaire à leur épanouissement.

Des histoires de vie des vagabonds psychiques, il subsiste la même impression, sinon de violence physique comme pour Farida ou Ali-Yann, du moins d’emprise psychique dans les cas rapportés par Amina, Arnaud, Monsieur Rouge. Il peut aussi être question, en arrière-plan, de l’imprévisibilité radicale de l’objet.

Les rapports sociaux se déclinent sous la primauté du cycle d’une immense attention suivie d’un rejet tout aussi absolu, chaque élément de cette polarité étant inextricablement relié à l’autre.

Le lien est ainsi fait qu’il paraît toujours construit sous l’alternance attirance/rejet, d’abord de la part de l’objet. Car celui qui exclut reste dans un rapport de fascination avec celui qui est exclu, tour à tour le ramenant au sein du groupe et l’éloignant en tant "qu’in-insérable".

Le type de relation mis en place par les sujets n’est pas dénué de ce que J. Furtos a décrit comme «processus d’auto-exclusion »: assurés de l’assignation d’exclus posée par le groupe dominant, les sujets mettent en effet beaucoup d’énergie à s’y conformer. Rappelons Fantine, Claude Gueux, les sujets interviewés ou suivis à long terme qui, stigmatisés par une caractéristique particulière, s’y plient finalement, même sans le vouloir.

La population des déportés, totalement soumise à l’arbitraire, semble représenter l’extrême de ce positionnement: certes, les SS utilisaient le reste de force des sujets dans un but économique; mais surtout, ils jouaient avec leur part d’humanité pour la fouler aux pieds. Ce faisant, ils en ressortaient, à n’en pas douter, grandis à leurs propres yeux, confortés dans la certitude idéologique et narcissique qu’il ne partageaient plus aucune communauté avec les «sous-hommes». A. Ferrant se risque à considérer (1997) que pour les victimes aussi, les bourreaux pouvaient être identifiés comme appartenant à «l’humanité debout» dont elles étaient exclues, catégorie digne, cultivée, préservée de toute la souillure qu’elles-mêmes endossaient. Cette hypothèse, radicale, a le mérite d’interroger la question du lien social en terme d’appartenance sociétale, question récurrente quelques soient les modalités d’exclusion. Car on peut véritablement se demander si aujourd’hui encore, le rôle de bouc-émissaire, que tiennent certains, ne répond pas à cette problématique enfouie en chacun des membres du groupe: ne faut-il pas trouver d’autres qui montreront, en positif et en négatif, les critères de ce qu’est l’humanité à laquelle tous rêvent d’appartenir? En ce qui les concerne, l’exclusion des populations étudiées renseigne peu ou prou sur ce que n’est pas le statut d’humain.

Boris parle rarement de violence physique, même si on peut la remarquer parfois par les traces de strangulation sur lui. En revanche, il montre l’impact de l’inadaptation du lien familial et social, en tant que ce dernier le traite systématiquement d’abord comme l’exclu qu’il s’acharne à incarner. Lui aussi, aimantant et repoussant le tiers, se situe dans cette dualité évoquée à l’instant. Le souvenir personnel des traversées à son bord, reste suffisamment brûlant pour qualifier ce lien tissé entre lui et nous, comme entre tous les exclus et les représentants sociaux chargés de maintenir le contact: il pourrait s’agir d’une forme d’oxymoron au sens proposé par B. Cyrulnik (1999, p22): «…l’oxymoron fait apparaître le contraste de celui qui, recevant un grand coup, s’y adapte en se clivant.(…) La gangrène et la beauté, le fumier et la fleur se trouvent ainsi associés lors de l’adaptation au fracas.» Osons nommer l’exquise horreur, la suavité honteuse, qui se partagent avec eux dans un lien paradoxal que nous ne savons jamais éclairer d’une lumière sans ombre. Tel est le lien lancé par eux, accroché par nous, à peine, à peine…