1.3.3. L’espace.

1.3.3.1. Similitudes.

Même si nous ne possédons pas de données équivalentes entre chaque population sur ce registre, nous pouvons cependant envisager des pistes de compréhension communes.

Il existe chez les sujets une alternance paradoxale de confinement et «d’addiction d’espaces» ; tant sur le plan des lieux corporels et péri-corporels, que par le rapport aux sites géographiques (rue, lieux de vie et de passage), ils occupent une place à interroger comme une inscription spécifique de leur manière d’être au monde.

Premièrement, il semble que dans tous les cas, l’errance soit présente, volontaire ou forcée. Les vagabondages de Jean Valjean, mais aussi l’exil de Fantine, les voyages de Gwinplaine, convoquent des modalités particulières du rapport à l’espace.

Le long bannissement des déportés jusqu’aux confins de l’Europe Orientale, ainsi que les marches de la mort, signalent eux aussi des déplacements insolites. Enfin, l’interminable recherche des errants actuels vers le lieu idéal, force l’attention sur ce thème. L’espace doit être déployé, illimité, absolu.

Mais aussi de gré ou de force, chaque espace occupé se restreint et régresse du côté de l’étroit et du cloacal. C’est dans les égouts de Paris que Jean Valjean se transforme en héros; l’Homme qui Rit se réfugie dans une roulotte surpeuplée, ainsi que dans les yeux morts de Dea. L’agonie de Fantine se transforme dans son lit d’hôpital. Même si elle est radicalement contrainte, la promiscuité des déportés permet parfois à certains, dans les lieux souvent voués à l’excrémentiel, de partager des valeurs essentielles qui aident à vivre.

Monsieur B, rêvant de grands espaces, se crispe devant la proximité des passants; Monsieur M hurle de terreur quand il ne peut se soustraire à notre présence à ses côtés; ayant pourtant vécu dans un certain confort, Monsieur A allègue du «luxe» de son coin de radiateur et de fenêtre; Monsieur C enfin, aurait souhaité ne pas quitter son île et son quartier.

Alien, traqué, se réfugie dans un local-poubelle en présence de détritus humains; face à nous, il reste confiné dans un angle limité de la pièce. Arnaud se tasse sur son fauteuil, Amina s’embrume et s’enferme dans les vapeurs de cannabis ; Farida est séquestrée ; Monsieur Rouge se définit dans un espace souterrain réel ou corporel.

L’espace pourtant presque toujours revendiqué dans un idéal de liberté, apparaît donc réduit à ses dimensions les plus exiguës, comme s’il devait épouser les formes du corps du sujet, ou permettre à celui-ci d’échapper le plus possible à l’autre, considéré comme un intrus potentiellement dangereux. L’olfaction reste prégnante dans la plupart des situations, diffusant des odeurs para-humaines certainement nécessaires à la fois comme enveloppe, à la fois comme bouclier.

Ainsi, une constante se dessine dans la possession paradoxale de l’espace, central ou périphérique: il est rêvé infini, mais il est organisé recroquevillé, rabougri. On pourrait suggérer que cette disposition renvoie à la sécurité de base qu’offre un corps replié sur lui-même, quand il faut ne laisser que la plus petite prise possible au monde. Sur le même plan, on peut proposer l’idée qu’à travers ses effluves, le sujet retrouve des fragrances de l'époque archaïque et son intimité (voir à ce propos le Parfum, P. Süskind, 1985).

Simultanément, par leur diffusion dans l’environnement, ces émanations détournent autrui du projet d'un rapproché physique durable avec le sujet, en servant de protection à ce dernier. La barrière est volatile, insaisissable, mais efficace. En se démarquant par ses exhalaisons, le sujet est donc isolé et se défend contre l'extérieur; ce faisant, il confirme l'assignation sociale de sa non-appartenance à la communauté humaine.

Boris est une démonstration exemplaire de ce processus: l'encoprésie associée à l'énurésie le mettent à l'écart des camarades de classe qui l'identifient rapidement comme "l’enfant-clodo". Lorsque nous faisons sa connaissance, il est blotti au fond du fauteuil, pelotonné, en boule dans une parka délavée. Il s'applique à représenter l'enfouissement des nécropoles ou la fragilité du crustacé décortiqué, mais s'envole seul dans les étoiles. Le corps comme les liens s'inscrivent ainsi dans une figuration de l'espace réel dévalorisant, toxique ou dangereux, tandis que l'espace idéalisé est hors d'atteinte de l'humanité.