1.4.1. Similitudes.

Les liens «actuels» des parias se tissent dans un présent qui succède à des bouleversements plus ou moins graves. Avant leur rencontre avec des objets significatifs, Jean Valjean, Fantine, Gwinplaine et Claude Gueux ont été malmenés par la vie, comme ils le seront encore parfois à la suite de cette relation.

Monseigneur Myriel accueille le bagnard venu frapper à sa porte et l’invite à sa table. Jean Valjean reste méfiant, comme si l’amabilité de l’homme d’église lui était suspecte. Puis, loin de le dénoncer, ce dernier assure lui avoir lui-même offert des objets dérobés. Cette attitude laisse le voleur silencieux et éberlué de tant de compassion; il faut quelque temps pour que ce sentiment le transforme subjectivement.

Lorsqu’elle le rencontre, Fantine s’en prend violemment, sous les yeux de la police, à son ex-employeur, qu’elle accuse de l’avoir réduite à la déchéance; le premier contact est âpre, sans espoir ni concession. L'affliction de Monsieur Madeleine/Jean Valjean devant la décision policière ouvre alors l'espace inattendu de l'engagement énergique contre l’emprisonnement. De là va s’ériger une relation singulière, fondée sur le respect et la reprise de confiance, permettant à Fantine de mourir presque apaisée.

Gwinplaine, agonisant au moment de sa rencontre avec Ursus, est incondition-nellement réchauffé, nourri et éduqué; pourtant l’enfant et le bébé qu’il transporte, sont des étrangers pour l’adulte qui vit en ermite, seulement accompagné de son loup, Homo. Notons en passant l’inversion des signifiants qui identifient le loup comme homme, tandis que l’homme est nommé ours. Au-delà de l’effet de style hugolien, c’est encore une fois la perplexité sur les caractéristiques de l’humanisation qui est ici posée.

Claude Gueux, embastillé pour un vol mineur, découvre un autre bienfaisant qui, sans contrepartie, lui donne sa part de pain et devient son ami. Il en vient à tuer et mourir pour défendre ce lien vital.

Dans une perspective de maintien du lien social, certains déportés aspirent à conserver une relation entre eux, malgré les coups de boutoir de la déshumanisation organisée. Celle-là aussi passe d’abord par la préservation corporelle rudimentaire, ensuite par le partage de nourritures intellectuelles.

Dans ces exemples, la relation sert d’étai indispensable au maintien de la vie physique, par la contribution du tiers à la satisfaction des besoins fondamentaux du sujet, parfois au prix de sa propre privation. Mais aussi elle lui restitue des raisons de poursuivre son parcours, en le ré-invitant dans le monde des humains, en lui rapportant quelques bribes d’émotions précédemment broyées. L’accroche actuelle dépasse le premier contact d’abord revêche, parfois féroce, qui considère l’autre comme un obstacle potentiel. Il nécessite chez ce dernier une disponibilité particulière envers un sujet, tout juste capable du minimum d’échange qui convient à résoudre son problème immédiat.

Il faut remarquer que dans ces situations, au contraire d’une posture de charité, systématiquement proposée par l'autre et adressée au sujet, la démarche initiale émane de la personne en direction du tiers; ce dernier va dès lors organiser une réponse sur plusieurs plans superposés: le premier concerne la satisfaction du besoin immédiat, tandis que les autres ouvrent vers une éventuelle mutation intersubjective et intrapsychique, incertaine et indéterminée à ce stade de la rencontre.

Dans une autre perspective, il faut considérer le lien de certains déportés à leur bourreau, dans lequel ils présentaient, à leur corps défendant, une attache tout à fait paradoxale et apparemment dénuée de rationalité: ils craignaient au plus haut point l’emprise létale du nazi sur eux, mais ne parvenaient pas toujours à se défaire de l’obéissance aveugle à ses attentes, voire les précédaient. Sans rien renier de leur haine, ils éprouvaient parfois une forme de fascination envieuse envers sa puissance, ou la préservation de tous les attributs qui le maintenaient dans le statut d’homme: force et pouvoir, propreté et santé, culture et raffinement. Citons en particulier les «kapos», détenus chargés de commander leurs camarades, quelquefois plus sadiques envers eux ou obséquieux face aux SS qu’il n’était nécessaire pour rester vivants; en outre, considérons l’attitude des «musulmans» qui confirmaient, par leur humiliation «active», l’assignation méprisante des tortionnaires. Dans cette relation complexe, paroxystique, la défiance et la dépendance paraissent ainsi avoir été intimement liées sur le plan vital mais également sur le plan psychique.

En ce qui concerne les personnes réellement connues, les relations sont d’abord là aussi investies sur le registre utilitaire; pourtant la plupart du temps, un personnage idéalisé sort de l’anonymat. Le médecin de Monsieur B ou de Monsieur S, tel professionnel de l’hébergement, la première assistante sociale d’Arnaud ou ce responsable de lieu d’accueil pour Ali-Yann, revêtent la figure du sauveur qui aurait, le premier et le seul, tout perçu et tout compris de leur souffrance.

Notre brève rencontre avec les errants chroniques ne touche pas de façon probante à ces niveaux de communication. Pourtant, à bien y regarder, d’une part la méfiance se retrouve incontestablement à chaque début d’entretien; d’autre part, si la question de la dépendance est plus subtile, moins patente, on peut interroger sa nature dans ce type de relation. En effet, il est sûr que les sujets n’ont fondamentalement pas eu besoin de nous à aucun moment, et il serait bien présomptueux d’imaginer que cette unique ou ces quelques séances aient pu marquer leur existence. Pourtant on pourrait penser que le contexte et le contenu de ces rendez-vous ont fait surgir un travail d’intériorisation souvent mis à distance par eux, sans pour autant qu’il ne soit possible d’en pronostiquer le devenir. Tout comme Jean Valjean a pris du temps pour élaborer l’impact en lui de l’attitude de Mgr Myriel, Monsieur B, quelques mois après nous avoir malmenée dans l’entretien initial, nous salue, nous reconnaît et évoque devant nous sa prochaine entrée en soins. De même Monsieur S qui, après avoir, à de multiples reprises, signalé l’inadaptation de nos questions, conclut l’entretien en s’étonnant de ce qu’on peut «retirer de l’échange».

La dimension d’espoir surgit de manière récurrente lorsque la relation semble avoir trouvé son rythme. Elle est même très vite démesurée, amenant souvent l’interlocuteur à la refroidir ou à s’en éloigner, si le sujet ne la calme pas de son côté. Ces modalités d'existence, de survie, nécessitent la présence concrète de l’objet: ainsi Claude Gueux nourri par son ami; le déporté soutenu physiquement au moment de l’appel par le compagnon, le séide des basses œuvres nazies condamné à mort sans son protecteur; ainsi Ali-Yann exigeant la satisfaction immédiate et sans discussion de toutes ses demandes, au risque immanquable que l’objet se détourne et l’abandonne, faute de pouvoir y répondre; ainsi Arnaud ne supportant pas notre incapacité à deviner ses besoins indicibles.

Boris n’échappe pas à cette logique: la première entrevue est glaciale, l’échange de regard ou de paroles est impossible, la méfiance envers nous domine toute la séance. Néanmoins, il est présent, dans une attente indéchiffrable, montrant seulement, derrière sa passivité extrême, la crainte d’une réelle exclusion. Peut être espère-t-il que nous puissions éviter cette sanction. Le registre utilitaire est donc essentiel dans ces premiers moments, alors qu’il disparaît en faveur d’un lien paradoxalement serré et lâche: serré lorsqu’il nous fait éprouver avec, ou pour lui, des affects de l’ordre du désespoir ou de l’illusion; lâche quand nous refroidissons l'intensité émotionnelle. Comme pour les autres, dans la relation avec Boris, c’est le tiers qui saisit et porte d’abord le lien que le sujet a lancé, un peu au hasard.

Tous enfin, nous font éprouver des motions extrêmes, qui ne nous appartiennent pas en propre ni exclusivement. Ce sont des tensions liées à l’irritation ou à l’incompréhension, des mouvements de pitié ou de désespoir, des sensations de dégoût ou de vertige, des ressentis d’effondrement ou d’exaltation, qui nous transportent personnellement sur les berges de l’étrangeté ou de la confusion des émotions. Unanimement, ils transfusent en nous, lecteur ou interlocuteur, une intensité d’affects irreprésentables pour leur part, s’ils veulent préserver un peu de leur vie ou santé psychique. Ce point met en évidence le minimum de sécurité vitale nécessaire pour se risquer à traduire et exprimer ce qui vibre au-dedans.