1.5.4. Le lien d’amarrage.

Boris est paradigmatique de cette modalité relationnelle, dans sa manière d’initier, renier et investir la relation de lui à nous. Il s’y engage de façon parcimonieuse, superficielle au départ, se méfiant du énième thérapeute qu'il va rencontrer. On pourrait situer la profondeur de cet enfant en surface, puisque ses troubles se voient de l’extérieur sans être ressentis par lui.

Le tout premier lien est ainsi marqué de l'exhibition de son assignation d’exclu.

Au fil des séances, il consacre beaucoup d’énergie à insuffler des temps d’illusion puis de déception, inattendus et intenses, scandés par des moments dans lesquels la crainte d’une grave régression psychique réapparaît.

Pendant toute cette période, nous doutons de notre compétence, de notre diagnostic, de notre proposition de soin. Nous n’osons rien lui restituer de notre gêne et nous sentons coupable, honteuse d’aérer la pièce dès son départ. Nous sommes muette comme le crocodile auquel il fabrique une muselière. Nous sommes irritée de ses échecs alors qu’il nous avait laissé espérer une avancée.

Quand la notion d’amarrage, proposée dans le cadre des suivis d’adulte, s’est imposée dans cette psychothérapie, nous avons perçu un soulagement face à ce que Boris nous transmettait. Les ressentis éprouvés honteusement ne nous appartenaient pas en propre, mais étaient le résultat d’une «co-création» à deux: incompréhension, gêne, incompétence, mutité devant les empiétements de l’histoire, avaient été transportés de lui à nous par une silencieuse mais efficace mise en lien psychique.

Ce type de rapport, durablement incertaine et précaire, a été le préalable incontournable de ce que l'on peut aujourd'hui classiquement nommer tune relation transféro-contre-transférentielle. Car la dernière étape n'aurait jamais pu se constituer sans le passage par cette période d'indétermination, dans laquelle nous n'avons pu partager qu'incohérences, sensorialité, alternances attirance/rejet. Le lien d'amarrage tel que Boris nous a aidée à le définir, a consisté à supporter ces motions indicibles et non-symbolisables par nous, encore moins par lui.

Evidemment, la durée de la thérapie de Boris nous donne le recul nécessaire pour proposer une généralisation de cette perspective. S'il est aisé de la reconnaître auprès d'Arnaud ou d'Amina, pour lesquels la prise en charge a également été durable, on peut sans trop de risque la proposer comme piste de compréhension dans le cas de Ali-Yann, de Monsieur Rouge ou de Farida, ainsi que, comme potentialité, chez les errants chroniques.

C'est pourquoi nous envisageons de considérer cette qualité du lien, généralisable à la problématique de l'errance: Il s'agit pour le sujet de s'adresser, de manière aléatoire, à tout objet susceptible de répondre de manière rudimentaire à ses besoins fondamentaux d'appartenance, sans crainte d'un quelconque retour de l'empiétement; il s'agit pour l'interlocuteur de tolérer l'indicible, le précaire, l'inintelligible tant que le sujet ne sera pas suffisamment assuré de l'innocuité de ce lien.