2.1. Des empiétements à leur re-présentation.

En ce qui concerne les populations rencontrées, nous avons pris connaissance, dans l’histoire familiale, de l’existence de situations que l’on peut identifier comme étant du registre du traumatique. Mais, à l’inverse de ce qui a été observé chez les déportés, il semble que ce ne soit pas elles à proprement parler, qui aient mis à mal la solidité psychique des personnes. En effet, le traumatisme paraît souvent concerner des générations précédentes, ou d’autres membres de la lignée, et n’avoir pas d’effet direct sur elles. C’est pourquoi on peut penser que la notion de traumatisme est inadéquate à rendre compte de l’état du sujet qui, plus qu’une violence immédiate, a subi les répercussions en ricochet de celle-ci.

De plus, aucun événement unique n’est jamais rapporté, mais bien plutôt la succession, récurrente et imprévisible, de liens fondés sur l’incohérence, l’inattendu, parfois la brusquerie ou l’absence, rarement totale, de la préoccupation de l’objet pour l’enfant. Dès lors, le concept d’empiétement par la réalité, au sens winnicottien, rend particulièrement bien compte de ces micro-événements qui inscrivent leur marque, imperceptiblement, dans le psychisme naissant de l’infans. La discrétion de ceux-ci éclaire en partie la difficulté de les reconnaître en tant que traumatisme soudain, chaos violent qui bouleverserait l’économie interne; c’est ce qui différencie, pour une grande part, la situation des errants de celles des déportés.

On peut noter également une manière particulière de relater les événements difficiles, banalisée et attiédie, ou au contraire épique et extravagante. D’une façon ou d’une autre, même lorsqu’ils sont annoncés, les empiétements de la vie semblent être gardés à distance du sujet, comme s’ils ne le concernaient pas. Et pour cause, puisqu’ils ont gravé leur empreinte subtile au cours du temps, comme un allant-de-soi interne, une particularité indiscutable et immuable.

Il faut alors que l’objet accepte de contenir, de supporter beaucoup, en termes de temps, d’attention et de soumission partielle au sujet; c’est à ce prix peut être que sera identifiée la souffrance ou les motions internes échappant à la défense de dire et de montrer; cela est d’autant plus net que les conduites du sujet orientent habituellement le tiers vers une réponse de désaffection et de rejet.

La re-présentation des éprouvés ne peut ainsi s’effectuer que dans un contexte particulier qui à la fois accueillera, à la fois limitera le débordement d'actes en tant que représentants. On peut en effet extraire de cette clinique, l'idée que le travail d'élaboration de l'éprouvé d'empiétement ne s'effectuera, chez ces sujets, que lorsque les "passages à l'acte" auront été suffisamment acceptés comme indices, avant de se transformer en symboles de la réalité psychique. La question de la re-présentation prend alors le sens d'une monstration brute, d'abord non construite par un scénario ou un travail scénique. Pour espérer une transformation, cette exposition doit trouver un public suffisamment attentif et inconditionnellement accueillant, qui veillera pourtant à ne pas se laisser atteindre par le voyeurisme parfois inféré dans la scène, à ne pas se détourner de l'abjection qu'elle contient, mais aussi à ne pas sombrer dans une fascination délétère.

En d'autres termes, le passage de l'ob-scène à l'œuvre de création, transite par la participation de l'objet à la mise en scène, en tant que co-auteur, adaptateur ou nouvel acteur de l'histoire. Immanquablement surpris et chaviré par les remous de la relation, il devra tenir le cap de manière parfois passive, parfois résolue, sans aucune assurance d'aboutir, mais avec un espoir tenace et souvent solitaire. Ecrivant ces mots, nous craignons de prêter le flanc à la critique d'illusion, voire de fantasme de toute-puissance. Or nous avons souhaité insister, du côté de l'objet, sur l'importance d'une posture d'attente, paradoxale dans ses termes de soumission et de fermeté: elle exige en effet de considérer le sujet dans une quête d'absolue bienveillance à son égard, qui inclut cependant les exigences du contrat narcissique, les diffracte et les rend acceptables.