2.3. De l’amarrage au transfert.

Nous avons à plusieurs reprises insisté sur la primauté du lien d’amarrage, en tant qu’il organise les bases de tout autre relation thérapeutique de ces situations spécifiques. En effet, la psychothérapie s’appuie, pour une part, sur le processus psychique de déplacement des motions fantasmatiques ou affectives, sur un tiers censé les analyser en tant que produits de l’histoire précoce; notre clinique ne répond que partiellement à cette perspective, puisque la dimension symbolique ne se montre pas en premier lieu dans la relation initiale. Rappelons simplement l’importance du registre sensoriel et la place de l’espace qui nous envahissent au contact du sujet; mentionnons l’étrangeté de paroles ou d’actes insolites et hors de propos dans l’entretien, qui n’appartiennent cependant généralement pas à une logique délirante. La quête de symbolisation semble souvent s’évanouir de ces rencontres, comme si les sujets s’en détournaient et que nous n’y avions nous- mêmes plus accès.

En revanche c’est, à notre sens, la prise en considération des indices corporels et objectifs, ainsi que leurs effets sur nous, qui a pu remettre en route un réel travail psychique. En d’autres termes, la réalité paraît être devenue l’unique porte d’entrée de l’univers intérieur des sujets.

Errant comme le sujet dans des contrées floues, conservant précieusement la seule attache totalement précaire lancée au hasard, l’amarrage légitime la fragilité première du lien, en esquisse les contours; par ce premier marquage, il autorise l’espoir d’un étayage secondaire plus affermi. Bien avant toute prétention à un soin quelconque, l’amarrage permet que le sujet se repose, au sens du répit et de l’immobilisation. Mais il invite également à se reposer sur, à s’adosser contre un objet; ce dernier doit s’ajuster à son rythme, ne pas l’entraver dans son propre narcissisme, accueillir ce qui se figure dans l’espace partagé sans immédiatement vouloir en proposer un sens.

En somme, l’amarrage représente la souche de l’éventuel transfert qui se développera plus tard, si le lien perdure et se transforme. Les situations d’Arnaud, d’Amina, de Boris en sont l’illustration, tandis que le cas des errants chroniques témoignent des prémices d’une possible histoire ultérieure. Quant à Ali-Yann ou Monsieur Rouge, ils sont les contre-exemples de ce que ce temps d’amarrage doit comporter de latence, d’incertitude, voire de danger. Pour le premier, la réalité de ses conduites a dressé une barrière insurmontable contre le déploiement d’une telle relation, figeant dans la répétition la possible valence symbolique de ses actes. Au sujet du second, la défense que nous avons personnellement érigée contre la survenue de l’indéterminé et de la confusion, ne nous a pas laissée nous accorder à son rythme, tolérer un nouvel empiétement supposé de son espace psychique; ainsi, croyant le protéger, nous avons renouvelé son expérience de dés appropriation, et prohibé de ce fait la réalisation d’une démarche thérapeutique pourtant revendiquée.

Pour conclure, il est vraisemblable que ces contacts fugitifs figurent de manière extrême les préalables discrets de tout lien transférentiel, composé d’indices sensori-moteurs, de confort psychique minimal, mais surtout de centration commune, verbale et symbolique, sur la réalité psychique. Ils s’en démarquent essentiellement par leur spécificité de l’espace et de la réalité externe: car le premier occupe le temps, et les actes remplacent le sens; il est alors possible de concevoir ces phénomènes de déplacement et de condensation, plutôt que comme le passage, la transformation d’une représentation à une autre, comme ceux d’une trace mnésique non encore constituée comme signe, à une représentation réellement symbolique.