Introduction générale

Le but essentiel de ce travail est de rendre compte d’une tradition esthétique particulièrement originale, la tradition théâtrale russe du premier XXe siècle, celle qui se constitue à partir de Stanislavski et qui trouve des ramifications jusqu’à aujourd’hui. Cette tradition est singulière à plus d’un titre. Premièrement, il s’agit d’une tradition esthétique théâtrale, ce qui n’est pas un fait unique, mais tout de même assez rare, surtout si l’on considère bien qu’il s’agit d’une tradition proprement théâtrale. Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko, Meyerhold, Soulerjitski, Vakhtangov, Taïrov, Mikhaïl Tchekhov et tant d’autres, au nombre desquels je propose de compter Eisenstein, ont des carrières spécifiquement théâtrales (ou scénographique et cinématographique dans le cas d’Eisenstein), c’est-à-dire qu’ils sont d’abord acteurs (sauf pour Nemirovitch-Dantchenko et en partie pour Soulerjitski), puis metteurs en scène, directeurs de théâtre, pédagogues. C’est le théâtre qui est le garant de leur réussite sociale, culturelle ou artistique. C’est encore par le théâtre et pour le théâtre qu’ils font œuvre de théoricien. Sans lui, il est probable qu’ils n’auraient jamais pris la plume pour écrire ou la parole pour enseigner (sauf encore une fois Nemirovitch-Dantchenko qui aborde le théâtre par l’écriture de ses propres pièces de théâtre).

Il s’agit là de la seconde originalité de cette tradition : ceux qui la constituent du point de vue théorique sont eux-mêmes des artistes, des praticiens. Ce n’est pas un cas unique. Il y a dans les écrits esthétiques, ce que l’on appelle la littérature artistique, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Julius von Schlosser 1 , ou encore les écrits d’artistes qui tiennent une place considérable. Delacroix, Cézanne, Matisse, Signac, Klee, Kandinsky offrent l’exemple d’artistes théoriciens de leur propre pratique. On peut également y adjoindre la critique d’art qui en France, de Diderot à Malraux, en passant par Baudelaire, Zola et Mallarmé, fait dialoguer deux formes artistiques : la littérature et les beaux-arts ou encore la philosophie de l’art goethéenne qui mêle philosophie, littérature et réflexion artistique. Mais je crois qu’il faudrait remonter à la Renaissance italienne, à l’humanisme du XVe siècle ou au maniérisme du XVIe siècle pour voir une telle profusion d’artistes qui théorisent leur art : architectes, peintres, sculpteurs, dans le cas italien (on peut citer les noms de Leon Battista Alberti, d’Andrea Palladio, de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Giorgio Vasari, de Paolo Pino, Giovanni Paolo Lomazzo, le cercle d’écrivains autour de Raphaël, au premier rang duquel il faut compter Baldassare Castiglione) et hommes de théâtre, dans le cas russe. De toute façon, il est – je crois – exceptionnel de disposer d’une telle littérature artistique théorique, proprement théâtrale. C’est le rapprochement audacieux de ce que j’appelle « la tradition théâtrale russe », aujourd’hui manifestée par une langue de travail commune dans le corpus théorique des metteurs en scène que je viens de mentionner, et de la Renaissance italienne qui est à la source de ce travail. Mon idée première, à laquelle j’ai dû renoncer, était l’essai circonstancié d’une comparaison, ce que j’appelle une esthétique comparée. Ce rapprochement est naturellement le fruit des hasards de la vie et de ma propre sensibilité. Mais il me semble qu’au-delà de ces aspects subjectifs et personnels, une relation objective se noue entre le domaine figuratif et le domaine dramatique que j’étudie.

Mon intuition est que le massif théorique russe joue pour le théâtre occidental un rôle aussi important que celui des écrits artistiques renaissants pour la constitution des arts figuratifs. En disant cela, je n’oublie pas bien sûr les œuvres. Ce sont elles qui ont fait la gloire de la peinture italienne, renaissante et maniériste. Mais, dans le cas du théâtre, les œuvres sont les spectacles, éventuellement les formations pédagogiques ou de recherche, comme les Studios, les ateliers, les laboratoires, selon la diversité de la terminologie russe et internationale. Les spectacles et les acteurs ont disparu, les concepts et les théories sont en revanche vivants et susceptibles d’être revivifiés parce ce qu’ils nourrissent, encore aujourd’hui, une pratique théâtrale vivante en Russie, comme celle à laquelle il m’a été donné de m’initier dans le sillage du théâtre d’Anatoli Vassiliev qui est la source directe de ce travail, même si les questions qui le traversent sont plus anciennes. La pratique du théâtre, avec les autres maîtres du théâtre russe : Iouri Lioubimov, Lev Dodine, Piotr Fomenko ou dans le plus petit théâtre de province, fait appel au même appareil théorique. Je ne pense pas que ce qui est présenté sous le nom de « théorie théâtrale russe » ait vocation à rester dans cette sphère culturelle. Les différents avatars du système, ses prolongements américains autour de l’Actor’s Studio, la recherche de Jerzy Grotowski, celle d’Antoine Vitez suffisent amplement à démontrer sa très large capacité d’adaptation et de transformation 2 . La tradition de Stanislavski, ou celle qui est issue de ce théâtre, a bien pour objet le jeu théâtral, l’art dramatique. Ses ambitions et ses articles de foi esthétiques sont marqués au sceau de l’universalité.

La mise en action de la vie de l’esprit humain ou le travail intérieur de l’émotion sont des données qui certes font partie d’un certain contexte culturel réaliste et psychologique, pour le caractériser de façon trop schématique, mais ces traits ne relèvent pas consciemment d’une temporalité ou d’un cadre géographique précis. La théorie stanislavskienne qui a pris comme une de ses images constitutives le symbole de la graine – zerno – a elle-même germé et essaimé, pour filer la métaphore, en Russie même et dans le monde entier. Au point que le monde théâtral russe a pu commodément, et sans doute abusivement, être présenté sous la forme d’un arbre généalogique dont le système de Stanislavski constitue les racines.

La pratique théâtrale russe se constitue ainsi en quelque manière par la langue, par l’écrit qui n’est lui-même que la trace assez réduite de l’enseignement et de toute la pratique discursive et artistique des metteurs en scène.

Car, troisième point, cette tradition théâtrale est un théâtre de la mise en scène : autre originalité propre, c’est le režissërskij teatr, le « théâtre de mise en scène », appelé de ses vœux dès 1905 par Gordon Craig :

‘« Le Régisseur. … notre théâtre d’Occident est bien bas. L’Orient possède encore un théâtre. Le nôtre tire à sa fin. Mais j’attends une Renaissance.
L’amateur de théâtre. Et qu’est-ce qui l’amènera ?
Le Régisseur. L’avènement d’un homme réunissant en sa personne toutes les qualités qui font un maître de théâtre, et la rénovation du théâtre en tant qu’instrument (…)
L’amateur de théâtre. C’est-à-dire par votre régisseur idéal?
Le Régisseur. Précisément. » 3

Ce mouvement, annoncé en France par Antoine, puis Copeau, voit le jour en Russie, non seulement par la floraison de talents et de spectacles, mais aussi par un souci sans précédent de théorisation, de réflexion, de codification des débats, des discussions, des écoles également qui, au-delà de leurs différences, ont contribué à forger ce qui fait le ciment d’une tradition esthétique, d’une théorie artistique collective : un lexique commun de travail, un réseau de termes, d’images et de significations, des valeurs diffuses et contrastantes, mais reconnaissables, bref tout ce monde linguistique et culturel qu’il nous appartient de mettre en lumière, sous ses aspects proprement esthétiques et artistiques, et notamment interartistiques. L’univers artistique et le réseau de questions qui s’est constitué entre les années 1890 et les années 1920 sont le socle de l’édifice théâtral russe sur lequel celui-ci a perduré jusqu’à aujourd’hui, avec la prégnance du régime politique que l’on connaît. C’est pourquoi cette tradition russe est devenue la tradition du théâtre soviétique. Savoir si cette tradition survivra, transformée et ranimée, dans la Russie moderne est une autre question à laquelle il ne nous appartient pas d’apporter de réponse.

Notre but est en effet de donner, en tout premier lieu, un éclairage esthétique de cette tradition et de montrer son ancrage dans l’esthétique générale et dans l’ensemble des arts figuratifs que nous associons plus directement à l’esthétique. Ce rapprochement est, d’une certaine façon, permis par la revendication passionnée du concept d’art qui est celle de cette tradition. Stanislavski et Meyerhold, sur ce point, ne divergent pas :

‘« Nous autres, spécialistes de la chose scénique, nous avons pu observer, plus d’une fois, et comparer les voies de notre art avec la marche progressive que l’art a chez les créateurs des autres domaines. Nous avons, plus d’une fois, été étonnés de la ressemblance frappante de ces processus, depuis la conception jusqu’au moment où la création est portée dans le sein, puis délivrée. » 4

C’est aussi que la signification générale que cette tradition attache au concept d’art et plus généralement la conception artistique qui est la sienne sont fortement liées aux arts plastiques. Ainsi, nous devons non seulement éclairer les enjeux propres de cette théorie, mais en montrer l’originalité et donner une porte d’entrée vers sa présentation systématique :

‘« Il faut créer des écoles particulières d’alphabétisation de l’acteur. (…) Ici, comme metteur en scène, je me sens obligé de déclarer la nécessité d’une telle réforme du théâtre. Si nous nous occupons de cela, si nous savons poser la question de l’art du théâtre sur le terrain de la question de la science du théâtre, la nouvelle période sera précisément ce qu’elle doit être. » 5

Nous nous proposons de mettre en exergue la portée figurative de sa constitution en commençant par montrer ce que cette tradition dans son ensemble entend par le mot art.

Ce qui nous a frappé d’emblée, en pratiquant cette tradition dramatique, à l’écoute des metteurs en scène que nous avons pu entendre et avec qui nous avons pu travailler, en particulier Anatoli Vassiliev, et à la lecture des écrits, fort nombreux et de toutes sortes, du théâtre russe, c’est l’importance des termes d’origine figurative. Ce trait est d’autant plus étonnant et troublant que les propos visés ne sont pas du tout ou pas directement figuratifs. Il s’agit en fait, dans la plupart des cas, de parler du jeu de l’acteur, d’interpréter un passage dramatique, de décrire l’idée d’un spectacle ou d’une œuvre littéraire, je dis bien l’idée et non la réalisation scénique ou scénographique de cette œuvre. Le lexique figuratif ne se borne donc pas à l’évocation du décor ou de l’espace. Il s’agit d’un recours métaphorique aux arts figuratifs. Pourquoi ? Quel est l’enjeu de cette métaphore et, en général, quelle est la place du processus de métaphorisation et de figuration dans le travail du metteur en scène, dans le jeu de l’acteur ? Comment se constitue un vocabulaire artistique de travail, susceptible d’être utilisé pour la critique, la pédagogie, la mise en scène, etc ? Quel rapport entretiennent ces sphères de l’artistique, compris d’abord comme art figuratif ou plastique, et du dramatique, entendu d’abord comme jeu de l’acteur ? Telles sont les interrogations séminales de cette recherche.

Notre hypothèse découle de ces observations. La présence de ce lexique figuratif, au premier rang duquel nous avons les notions d’image, de dessin, de couleur, de ligne, de point, de perspective, de composition, n’est pas purement anecdotique. La métaphore n’est pas ornementale ou contingente. C’est un instrument certes, de langue et de pensée, mais il sert à désigner le fonctionnement même de l’acte artistique théâtral. De cette façon, pour ainsi dire indirecte, se forgent des éléments conceptuels essentiels, non seulement de réflexion, mais aussi de mise en pratique quotidienne du métier d’acteur et de metteur en scène. C’est la voie choisie, consciemment ou non, par les metteurs en scène pour affirmer le caractère artistique de leur pratique, pour la fonder en tant qu’art, en tant qu’art figuratif, action figurative et plastique. C’est cette genèse que nous nous proposons d’explorer dans notre travail.

Ces questions me semblent d’autant plus intéressantes que le rapport, pour ainsi dire physique, du théâtre russe et des arts figuratifs a été mis en lumière. Il brille des noms d’Exter, de Malevitch et de Chagall en 1918, du mouvement de l’avant-garde 6 , du constructivisme, après la Révolution. Mais ce n’est pas un mystère que Stanislavski a assez systématiquement refusé ces courants alors que d’autres, comme Meyerhold ou Taïrov, les ont acceptés. Or Stanislavski a mis au point, pour la Russie, une langue théâtrale pour l’art de l’acteur. L’attrait plastique de l’art des années vingt a continué de s’exercer, plus ou moins souterrainement, dans tout le théâtre soviétique. On peut y voir une sorte de partage entre Meyerhold et Stanislavski et la nécessité de construire une synthèse entre la forme et le contenu psychologique du réalisme du Théâtre d’Art. C’était déjà la voie choisie par Taïrov. Mais le mode de la synthèse est assez complexe, surtout parce que ce refus de l’expérimentation plastique par Stanislavski, au profit du réalisme du jeu, n’est pas seulement une marque de conservatisme. Stanislavski a lui-même dans les années 1904-1910 vécu une période d’intenses recherches figuratives. Il a élaboré, dès les années 1880, sa propre culture figurative, qui, avant la première guerre mondiale, s’est enrichie du contact avec l’Art nouveau russe, représenté par le mouvement du Monde de l’Art (avec les peintres Benois, Somov, Doboujinski) et les Ballets russes, et même le symbolisme du mouvement de la Rose bleue. Il y a donc une empreinte figurative de Stanislavski. C’est l’enjeu de notre recherche que de la mettre au jour et de la lier à la formation du système qui porte essentiellement sur l’art de l’acteur.

Comment le langage du jeu, qui se donne dans le temps, dans le corps de l’acteur, dans la psychologie de ses émotions et de sa création, peut-il se formuler de façon plastique pour désigner la psychologie, l’intention, la volonté, les idées ? Retrouver, sous la plume de Stanislavski, autant de concepts et de formules figuratives donne, selon nous, beaucoup à penser non seulement sur le théâtre, mais sur l’expérience esthétique et artistique. Si la psychologie de l’acteur devient le lieu de la création, le fait que celle-ci s’exprime sous une forme plastique, par image et construction spatiale, rapproche singulièrement l’être humain et l’œuvre d’art, comme si la psychologie de l’artiste coïncidait avec la forme de l’œuvre. Pour Stanislavski, en effet, l’acteur est œuvre et artiste tout en même temps. Il crée la vie du rôle, comme nouvel être vivant mi-personnage mi-acteur : comme être humain. S’il y a une synthèse, elle pourrait bien donc être du côté de Stanislavski lui-même.

Dans notre enquête sur le processus figuratif au théâtre, après avoir évoqué la signification que Stanislavski et la tradition théâtrale donnent au mot art, nous cherchons à saisir au vif une manifestation particulièrement visible et originale des arts figuratifs dans la pédagogie théâtrale, à partir des exercices sur les tableaux et les sculptures que deux élèves de Stanislavski, qui ont joué un rôle central dans la formation des metteurs en scène russes de l’après seconde guerre mondiale, Maria Knebel et Alexeï Popov, ont pratiqués au sein de la faculté de mise en scène du GITIS, le principal centre de formation à la mise en scène en Russie. L’enjeu de ces exercices qui pourraient s’apparenter à des tableaux vivants ouvre en réalité sur les fondements du système en matière plastique, du côté du corps humain et dans le domaine propre de la psychologie, par la notion d’attention scénique, l’un des éléments essentiels du système. Cette étude de cas est donc un exemple significatif pour comprendre le rôle de l’univers figuratif dans le théâtre psychologique. Chercher à comprendre comment une telle pratique figurative est possible dans un contexte strictement théâtral est, en quelque sorte, une question inaugurale de notre recherche que nous faisons remonter à Stanislavski lui-même et à l’évolution figurative de l’art russe, parallèle à la constitution de la mise en scène et de la nouvelle théorie de l’acteur. Il faut, selon nous, rechercher la raison de ce rapport dans les œuvres picturales elles-mêmes utilisées dans ces exercices. Elles remontent souvent au réalisme russe qui se manifeste en Russie à travers le mouvement dit des Ambulants, dans le dernier quart du XIXe siècle 7 . La fin de cette époque dans les années 1880-1890 voit le début d’une activité continue des peintres russes, dans le domaine du théâtre.

Tous les grands peintres russes ont ainsi eu quelque chose à voir avec le théâtre, à partir du groupe d’Abramstevo réuni autour de l’industriel artiste et mécène Savva Mamontov à la fin du XIXe siècle (Vasnetsov, Repine, Vroubel, Korovine, Serov). Ce dernier fonde un cercle artistique qui deviendra l’Opéra privé de Mamontov, véritable théâtre des peintres auquel Stanislavski a été lié. Il y a donc une lignée picturale du théâtre russe particulièrement féconde. Elle se poursuit après 1900 dans l’Art nouveau pétersbourgeois, dans lequel s’insèrent les metteurs en scène Meyerhold et Evreïnov, lui-même à l’origine en 1907 de l’expérience très éphémère du Théâtre ancien.

C’est donc de ce courant déjà très riche en interactions esthétiques qu’émerge le goût pour le théâtre de l’avant-garde russe dans les années 1910, de Tatline jusqu’à Kandinsky, (en passant par Malevitch, Exter, Chagall, Popova, Rodtchenko et tant d’autres), qui dans les années dix, et plus tard dans les années vingt au Bauhaus, conçoit des compositions scéniques et plastiques. Il s’agit, dans ce cadre pictural, de la mise en forme artistique du spectacle, qui nous est transmise par des esquisses ou des dessins magnifiques de costumes ou de décors, des maquettes, des photographies. L’expérience théâtrale de l’avant-garde est assez connue et représentée, du moins sous son aspect visuel, « décoratif », et l’on a tôt fait de réduire le théâtre russe à cette impression visuelle si séduisante, si troublante, qu’on en oublie l’élément proprement dramatique du théâtre : le jeu de l’acteur, l’interprétation, l’idée du metteur en scène dans le déroulement temporel du spectacle. L’esquisse du décor ou du costume est fascinante, sans doute, de n’être qu’une ébauche, un petit fragment temporel, un travail préparatoire pour un tout que l’on a bien plus de mal à se figurer. L’aspect théorique du jeu de l’acteur, élaboré dans la grisaille ou les couleurs passées des livres de Stanislavski, peut sembler bien terne par rapport aux esquisses immédiatement suggestives.

Ces pages permettent cependant de faire en sorte que l’élaboration de l’art de l’acteur, dans le contexte du nouveau théâtre de la mise en scène qui a nécessairement un aspect plastique, ne soit pas irrémédiablement perdue. Cet art ne nous est pas totalement inaccessible grâce à la théorie et à la lecture des documents écrits qui nous sont parvenus. Dans les écrits aussi l’enjeu figuratif se fait jour, de même que dans la parole vivante des metteurs en scène, dans la tradition orale. Nous pensons que cette tradition dissimule nécessairement la trace de ce lien entre les deux sphères, dramatique et plastique, de leur rapport réciproque, de leurs problèmes communs, de leurs différences et peut-être aussi de leur unité.

Il nous semble donc essentiel de mettre en évidence les fondements artistiques, esthétiques de cette tradition, de prêter attention à cet aspect peu étudié : le lien qu’entretient cette tradition avec les arts figuratifs du point de vue du théâtre et non du seul point de vue des arts plastiques. Il s’agit ainsi non seulement de poser une problématique interartistique, qu’il serait possible de mener à bien avec autant de profit, dans le domaine de la musique, mais aussi d’étudier le mode même de constitution d’une tradition esthétique par le mécanisme de l’interaction des catégories artistiques, en l’occurrence celles des arts figuratifs et celles de l’art dramatique.

En effet, la tradition russe du théâtre de mise en scène qui s’articule au système de Stanislavski se constitue précisément en ce début de XXe siècle. On a donc la chance de pouvoir suivre les étapes d’une théorie artistique en gestation à une distance relativement proche. Cette étude doit nécessairement être 1) textuelle, c’est-à-dire, lexicale et métaphorique, 2) théorique, étudiant les conceptions de l’art par rapport aux théories existantes et à l’univers figuratif et plastique et 3) artistique par rapport à une pratique artistique singulière – la pratique théâtrale. Ce cadre, s’il ne prétend pas être une recherche purement historique, doit donc être historicisé. Par moments, il devrait pointer vers une approche génétique des concepts artistiques dans le domaine de la théorie théâtrale. On voit que les points 1 et 2 portent sur l’esthétique générale et présentent la possibilité d’une esthétique comparée entre le dramatique et le figuratif. Le point 3 porte précisément sur une discipline en devenir que l’on pourrait nommer science théâtrale, théorie du théâtre ou théâtrologie.

L’expérience de notre recherche passe par une pratique directe du théâtre : jeu de l’acteur et, depuis deux ans, formation à la mise en scène. Mais ce type d’approche a commencé pour nous sous une forme proche de la recherche anthropologique, par l’observation, l’observation participante, puis la participation pure et simple. Les deux premiers moments, observation et observation participante, ont fourni la matière d’un diplôme d’études approfondies en études théâtrales, consacré à la notion de composition dans le théâtre et la pédagogie d’Anatoli Vassiliev 8 . Ce travail était déjà consacré à la force d’une catégorie plastique : la composition, dans les différents niveaux du travail et du lexique de travail d’un metteur en scène russe. Cette recherche, récemment publiée, finissait sur l’observation suivante :

‘« Le résultat de notre recherche sur la composition, dans l’art d’Anatoli Vassiliev, est que toute pensée théâtrale de la composition se fait en termes d’espace. La méthode et l’esthétique d’Anatoli Vassiliev permettent de plus d’envisager ces relations spatiales au niveau du jeu et de la sensibilité du mouvement, de déplacements non physiques, mais non moins sensibles. Si, selon les termes de l’entretien que Vassiliev nous a accordé, la composition, dans son théâtre, remplace l’action, comme la surface remplace la ligne, c’est la division, la polarisation ou le conflit qui construisent non seulement l’analyse dramatique en territoires mais le jeu comme une disjonction de plans ou de niveaux. » 9

C’est-à-dire que nous étions parvenu à un résultat tout à fait paradoxal. Notre but était de décrire la méthode de jeu pratiquée dans le théâtre d’Anatoli Vassiliev, caractérisé par l’improvisation possible sous la forme de l’étude 10 et, dans tous les cas, par l’analyse très précise du texte et de la dramaturgie du jeu. Nous n’entendions donc décrire de façon privilégiée ni les spectacles ni la scénographie. Pourtant, c’est précisément dans un lexique scénographique, spatial ou spatialisant, que s’énonçait cette théorie théâtrale, centrée sur le jeu de l’acteur, sur le sens du jeu par rapport au sens du texte. C’est-à-dire que l’objet qui en apparence devait être le moins extérieur et figuratif possible, l’analyse du jeu de l’acteur et du sens dramaturgique du texte, se disait de façon spatiale et plastique, induisant tout un lexique ou un art de la composition, comme nous avons essayé de l’établir dans un glossaire critique du lexique de travail du metteur en scène.

La question était donc la suivante : pourquoi des éléments descriptifs et de travail, purement centrés sur le jeu, nécessitent-ils un lexique spatial pour s’énoncer ? Pourquoi la question de l’espace, éliminée a priori par le parti pris qui était le nôtre de ne pas rabattre la mise en scène et le théâtre en général sur l’aspect visuel et scénographique, pourquoi cet aspect visuel resurgissait-il là où nous ne l’attendions pas : dans la description du jeu de l’acteur, dans l’analyse de l’œuvre pour le jeu de l’acteur, c’est-à-dire dans la dramaturgie pratique du metteur en scène ? C’est à cette question que tout notre présent travail apporte une réponse en envisageant, de façon beaucoup plus ample et généralisée, la question du temps et de l’espace, du jeu et de l’image, de la dramaturgie et de la composition figurative dans le cours même du processus dramatique et de la création. Notre travail pourrait ainsi pointer vers l’élaboration d’une esthétique renouvelée, d’une conception artistique qui réconcilie le dramatique et le figural.

En ce sens l’imprégnation réciproque des catégories dramatiques et figuratives, étudiée spécifiquement dans le cas de la tradition russe, nous semble pouvoir révéler en retour une ligne de force de la pensée dramatique et dramaturgique, fixer une structuration de la réflexion théâtrale générale – hors du contexte russe – dont on peut repérer des antécédents historiques et théoriques.

Pour parler de façon très générale il s’agit de l’interaction entre la catégorie d’image et celle d’action. Dans notre avant-dernier chapitre nous montrons la signification et l’importance de la notion d’image dans la théorie théâtrale russe. Cette notion d’image reprend à la fois l’essence de la figure, de la représentation et de l’œuvre, en un sens qui peut être éminemment dramatique. C’est à partir de ce point que s’ouvre le massif figuratif qui structure en grande partie les théories théâtrales russes. La figuration dramatique qui s’y développe correspond sans doute au trouble qui s’empare de la figure humaine dans le champ de la peinture au tournant du siècle. Il est alors possible de lier le système de Stanislavski et la théorie de l’acteur non seulement au réalisme, mais à l’Art nouveau, ce qui le rapproche considérablement de Meyerhold, malgré toutes les oppositions factuelles et conceptuelles. Nous nous proposons, à partir de cette notion d’image, d’une compréhension globale de la signification du mot art et d’une présentation générale de la culture figurative de Stanislavski, d’entrouvrir la boîte aux merveilles du monde théâtral russe ou, pour parler de façon plus académique, de mettre en évidence une ligne de structuration essentielle de cette théorie théâtrale.

C’est dans ce cadre que nous étudierons le devenir théorique de plusieurs notions particulièrement importantes pour la structuration dramatique et qui ont toutes une origine figurative : le cliché, le dessin, la ligne, la couleur et la perspective. Toutes ont à voir avec le temps quand elles sont transposées au théâtre pour le jeu de l’acteur. Dans le même esprit, nous avions montré, dans notre précédent travail de recherche combien la notion de composition théâtrale était liée à la théorie du montage d’Eisenstein.

Chacune de ces notions a la particularité d’être figurative par son origine et théâtralisée par son utilisation dans la théorie du jeu et de la mise en scène.

Ce sont ces concepts et ces notions : image, dessin, ligne et point, perspective, composition, couleur, style, grotesque, qui forment la visée de notre recherche. Chacun de ces termes n’est pas auto-suffisant, il représente plutôt une façon générale de désigner un faisceau de problèmes et de notions structurantes qui impriment leur marque sur une pratique non réductible aux particularités de telle ou telle personnalité artistique et même, croyons-nous, de telle ou telle époque ou pays. Cette trace conceptuelle peut informer toutes sortes de pratiques, concernant le matériau littéraire ou dramatique. Elle compose le paysage de la modalité spécifique de la représentation dramatique. Ainsi la notion très riche de dessin ouvre-t-elle sur les notions associées de graphisme, d’esquisse, d’ébauche, de fragment, d’études, de croquis, de projet, de contour, de tracé, d’estompage, de hachures, de trait, de contour, de profil, de pointe (au sens de pointe de la mine de plomb). Il faut donc relier à la notion figurative tout le réseau d’images, de jugements, de pratiques et d’observation qu’elle permet. C’est que l’on a bien du mal à comprendre ce qu’est une notion figurative ou esthétique et notre travail sur la théorie théâtrale russe dans ses interactions figuratives peut permettre de l’envisager peut-être plus directement du côté de l’action.

Les catégories esthétiques ne sauraient être purement logiques, vidées de tout contenu empirique. Si je parle de catégorie figurative, c’est bien qu’il y a figuration, image. On ne peut parler du concept de dessin sans l’image du dessin. A notre sens ce raisonnement devrait être généralisé à tout type de concept : je ne pense pas qu’un concept de théorie politique, de philosophie morale, de théologie, de physique ou même une catégorie logique ou mathématique puisse exister sans son mode de représentation. Nous en restons ainsi en philosophie, sinon en art, à un certain réalisme de la connaissance sensible. La compréhension suppose toujours une figuration, peut-être inconsciente, peut-être non représentable ou plutôt non encore représenté, mais nous pensons que ce serait appauvrir la forme conceptuelle que de la vider de sa matière empirique contrastante. Inversement, la présentation purement historique d’un univers esthétique, qu’il s’agisse d’une voie biographique, de l’esprit d’époque ou du style individuel, ne remplit pas le prolongement idéal que l’on est en droit d’attendre d’un concept. Fidèle en cela à l’esprit de la phénoménologie husserlienne, nous attendons du matériau de l’expérience l’accès à un contenu eidétique essentiel, une ligne de force, capable de durer, de transformer l’éphémère du donné ou du vécu en une solidité temporelle, susceptible de se prolonger au contact d’autres consciences, d’autres expériences, d’autres pratiques. Cette dialectique de l’éphémère et de la durée implique l’existence d’idées esthétiques, certes mouvantes, malléables, mais que, d’une certaine manière, nous pouvons postuler constantes et non sujettes à la variation des goûts et des temps. Cette contradiction, jamais complètement résolue, est au cœur des théories esthétiques dans leur concept même, théories nécessairement vivantes, en tant qu’elles rencontrent une conscience et une sensibilité. Théories fluctuantes au contact de différents champs dont elles retiennent les modes figuratifs, mais théories tout de même qui supposent une certaine qualité systématique.

Ce problème est, plus qu’ailleurs peut-être, sensible à l’intérieur des théories esthétiques envisagées dans leur élaboration, leur structuration. Ce point est lié à la nature multiforme et polyphonique d’une théorie esthétique, comme la théorie théâtrale russe. Notre postulat est que le mode de structuration d’une théorie esthétique, c’est-à-dire la prise de conscience discursive et dialectique d’une pratique artistique, a elle-même quelque chose d’un art. On verra peut-être là un parti pris idéaliste que nous assumons, non pas vraiment par option idéologique, mais parce qu’il est le plus intéressant et le plus profitable. Pour étudier et rendre compte d’une théorie artistique rien de mieux que de se dire qu’elle est elle-même artistique. Il est d’ailleurs clair qu’une théorie mathématique est mathématique. Mais ce qui est intéressant, ce sont aussi les glissements qui font qu’une théorie mathématique peut être musicale. Dans les volumes des Mythologiques, Claude Lévi-Strauss a bien utilisé le paradigme musical, à côté de la linguistique, pour rendre compte des récits mythiques dans leur généralité. On dira que le thème musical, utilisé par le grand anthropologue, est une image, mais cela ne suffit pas, nous pouvons sentir combien la théorie serait pauvre sans cette image. Le mode de présentation n’est donc pas extérieur au devenir de la théorie même. Pour la théorie théâtrale russe, le terreau figuratif n’est pas seulement une image, car il ne s’agit pas d’une ornementation, mais d’un concept-clé de cette théorie même. La figuration et la plastique informent toute la théorie, soit par des termes ambivalents soit de façon souterraine, dans l’usage.

Le terme de pereživanie dont nous discutons le sens et les possibles traductions dans notre première partie est le moment fondateur de la théorie de Stanislavski. On peut le traduire, c’est-à-dire le comprendre comme émotion, vie, émotion vivante, vie éprouvée, voire comme inquiétude, peut-être en un sens proche de l’Einfühlung ou de l’Erlebnis, mais quelle que soit la traduction problématique de ce terme, sa compréhension serait grandement faussée si on lui déniait tout contenu représentatif ou figuratif. Pour Stanislavski, la psychologie créatrice de l’acteur se compose, se structure en gammes, en plans picturaux, en continuité figurale ou temporelle. Les motifs musicaux et picturaux semblent se fondre dans la théorie théâtrale de façon constitutive. Il s’agit précisément du mode esthétique par lequel une image, dramatique, artistique, se crée, se transmet ou se perçoit. Il est d’ailleurs plus facile de rendre la notion par un verbe, comme vivre, ressentir, éprouver (la traduction usuelle en France de revivre est impropre). Mais cette opération suppose une réalisation figurative qui n’est pas seulement à comprendre en termes de résultat, mais dans le temps même de cette émotion esthétique et artistique. C’est sans doute là l’origine de la dialectique complexe qui noue dans la théorie de Stanislavski l’intérieur et l’extérieur, l’émotion de la vie intérieure et l’incarnation de cette émotion en une forme extérieure. Ce problème peut également être lu comme une formulation originale du rapport entre le corps et l’esprit, dans la mesure où les deux pôles s’expriment aussi comme « vie de l’esprit humain » et « vie du corps humain ».

Les notions artistiques théâtrales figuratives dont nous nous servons doivent donc être utilisées dans leur déploiement conceptuel, temporel et figuratif car elles comportent toutes une histoire, un mode d’élaboration, une image, une représentation et une compréhension déjà théorique. Notre travail devrait donc, s’il y parvient, aider, à la compréhension du mode de conceptualisation, à la nature notionnelle des théories artistiques et esthétiques en général. Les problèmes de figuration, de variation émotionnelle de l’image, de durée, de temporalité de l’image et de l’émotion artistique sont en effet, à chaque moment, présents dans la pratique théâtrale, au niveau de sa réalisation chez l’acteur, le metteur en scène, et éventuellement le scénographe, dans la mesure où cet art est vivant par excellence, où l’œuvre est donnée dans l’instant, dans le moment même de sa réalisation. Le projet, d’une certaine façon, ne peut y être entièrement séparé de son effectuation. Nous devrons ainsi répondre in fine à ces problèmes liés aux notions d’action et de processus qui sont essentielles pour la théorie théâtrale russe et qui s’incorporent à tout le contenu figuratif dont nous avons parlé. L’action s’y structure par l’image mais en retour le registre figuratif est affecté d’un coefficient de dramaticité.

Dans notre cinquième partie, nous cherchons à saisir, dans une perspective génétique, l’émergence du système de Stanislavski en liaison avec des pratiques figuratives dans le domaine du théâtre, la collaboration avec les peintres, l’usage de la maquette et de l’esquisse, les tendances artistiques des années 1904-1913 qui sont la période d’éclosion du système. Si nous postulons que le faire théorique est un art, c’est aussi que la proximité d’une théorie avec la pratique qu’elle prend pour objet est, dans le cas où c’est l’artiste lui-même qui la conçoit, très grande. La distinction entre les deux domaines peut même, dans sa genèse, paraître indécidable. La figuration plastique pour décrire la psychologie et le processus de création de l’acteur s’est forgée pour Stanislavski durant plus de trente ans et souvent, nous ne disposons ou ne lisons que la version la plus aboutie de sa réflexion, celle des années trente, à l’époque où l’essentiel de son activité créatrice se fait dans le domaine de la théorie. Mais l’armature esthétique de cette dernière apparaît à une époque d’intenses créations dans le domaine de l’art de la mise en scène, à un moment où Stanislavski acteur joue presque tous les jours au Théâtre d’Art. Sa théorie est donc une réponse, en droit universelle, à un brûlant problème pratique de psychologie de la création, d’exercice d’un métier de représentation artistique publique quasi quotidienne. Comment créer chaque jour une image vivante en soi et en public ? C’est cette question insoluble et vertigineuse qui est à la source du « système » de Stanislavski, reprenant à nouveaux frais, et même avec ingénuité, parfois avec une apparence dogmatique, tous les fondements de l’esthétique artistique.

Les notions figuratives que nous étudions à la fin de notre recherche, du point de vue de leur utilisation dans la théorie théâtrale : image, dessin, perspective, ligne, couleur, composition restent, dans la théorie russe, figuratives par essence et par nature mais deviennent fonctionnellement dramatiques. C’est-à-dire que toutes ces notions sont transformées, théâtralisées, dramatisées et donc temporalisées. L’articulation de la figure et de l’émotion, de l’image et du temps, du concept et de l’image, du faire et du voir n’est pas seulement un problème philosophique pour la pratique théâtrale, ce sont des mortal questions quotidiennes, une épreuve, un rébus affectif qui engage la nature même du travail. C’est pourquoi observer, articuler et présenter le mode d’élaboration de ces concepts esthétiques, ainsi définis, leur devenir problématique et leur réseau sémantique d’utilisation, revient non seulement à présenter une théorie théâtrale, mais aussi, à notre sens, à poser des problèmes de théorie esthétique, de théorie artistique et de fonctionnement des théories tout court, dans leur mode d’énonciation, de catégorisation et de représentation.

Sans rentrer dans ces considérations d’épistémologie générale et pour en rester au domaine artistique et esthétique, notons deux éléments. Pour ce qui est de la distinction entre un faire artistique et un éprouver esthétique, entre une réception et une création, entre poétique et esthétique, il faut constater qu’une telle séparation n’a tout simplement pas lieu d’être, si l’on se place du point de vue dont la théorie théâtrale russe envisage l’art de l’acteur. Car faire au théâtre, au moins pour Stanislavski et la tradition à laquelle il donne vie, c’est éprouver. L’action est émotionnelle par essence. L’ordre du pereživanie et de l’expression plastique peut à certains moments être inversé, mais le travail de l’acteur dans la constitution de l’image est plastique, en même temps que psychologique. Quelles que soient les variations figuratives et stylistiques de la tradition, réaliste ou grotesque, symboliste ou constructiviste, ludique ou romantique, le moment esthétique est une pierre de touche nécessaire, même là où l’on veut, en apparence, faire taire l’émotion ou un certain type d’émotions (le pathos, le sentimental, les « tripes 11  »).

L’artistique et l’esthétique sont liés, on le conçoit, dans le moment du processus créateur et ces notions sont conjointes dans l’âme ou l’esprit d’un spectateur, pendant la réalisation de l’œuvre d’art. Au théâtre, il est particulièrement clair que ces différents processus sont liés car la création et la réception sont proches et souvent confondues. La réception par l’acteur de son propre faire, ce que la théorie russe appelle la réaction (reakcija) ou plus subtilement la perception (vosprijatie), est un moment nécessaire de la constitution d’un jeu, d’un rôle, d’un personnage-image (obraz).

Notre deuxième observation est que l’histoire de l’art, la critique d’art, la réflexion générale sur les arts néglige beaucoup la pratique théâtrale, la nature dramatique. Il nous semble pourtant qu’elle l’appelle inconsciemment de ses vœux et que le fait d’observer les choses, c’est-à-dire les enjeux esthétiques, du côté du théâtre peut résoudre nombre de difficultés ou les reprendre à nouveaux frais.

Bien des courants artistiques, consciemment ou non, tentent en effet de refléter le problème de l’interaction entre les catégories d’image et d’action ou d’articuler l’artistique et l’esthétique, le temps et l’espace, l’émotion et la représentation, sans disposer probablement d’une théorie dramatique conséquente, capable de répondre à leur attente. C’est, à notre sens, cette attente que la tradition théâtrale est susceptible de combler, dans la mesure où son terrain de réflexion est proprement le jeu de l’acteur, que les autres arts n’y apparaissent que de façon sous-jacente, latente, chez Stanislavski ou évidente, affirmée chez d’autres metteurs en scène, comme Meyerhold ou Eisenstein, à titre de paradigme, de source d’inspiration ou de métaphore de travail. Il est ainsi d’autant plus intéressant d’analyser la structuration de cette tradition théâtrale dans laquelle très souvent les termes ou les exemples figuratifs viennent comme par surcroît ou à titre de métaphore plus ou moins consciente. Les nombreuses citations des textes russes qui forment la trame de notre recherche cherchent particulièrement à éclairer cet aspect métaphorique du processus de travail du metteur en scène. Ce point de vue permet aussi de rendre plus évidentes les implications de ces théories théâtrales avec une esthétique générale qui, bon an mal an, s’est constituée autour des matériaux figuratifs et textuels. Mais que l’action puisse se construire comme un tableau ou comme une composition musicale est sans doute la plus grande découverte de la théorie théâtrale russe.

Le théâtre n’est bien sûr pas étranger par nature aux matériaux textuels et figuratifs, mais, de notre point de vue, son champ d’action est légèrement différent. Dans la mesure où nous considérons la tradition théâtrale russe, et par conviction personnelle, nous entendons le théâtre, d’abord et avant tout, comme jeu théâtral, théâtre actualisé sur une scène au cours d’une présentation théâtrale. En ce sens, notre définition est proche de ce que l’on entend d’ordinaire par performance pour reprendre le terme anglais du jeu ou de l’action, comme il était convenu de désigner la chose dans la France classique. Nous n’entendons pas cependant désigner par là un genre mixte qui serait plus proche des arts plastiques que de l’art dramatique. La caractéristique d’un Stanislavski est précisément d’avoir toujours envisagé les choses du point de vue de l’art dramatique et non du côté de la synthèse des arts, comme le feront un certain nombre d’autres metteurs en scène après lui. Mais ceux qui purent établir une corrélation véritablement consciente et heuristique entre les arts figuratifs et l’art dramatique : classiquement Aristote, Lessing ou Diderot, le firent d’autant mieux qu’ils disposaient d’une théorie théâtrale, c’est-à-dire d’une théorie du jeu de l’acteur et de la mise en scène, et qu’ils pouvaient de la sorte constituer une théorie de l’art, instituer une pratique (parfois leur propre pratique) comme art et définir les modalités de son existence artistique ou de son apprentissage.

Les termes figuratifs sont en effet réinterprétés et même immédiatement utilisés en fonction des besoins propres de la pratique théâtrale. Il nous a donc fallu étudier cette originalité profonde qui consiste, pour la tradition russe, à définir le jeu de l’acteur et le métier de metteur en scène comme art ainsi que le mécanisme par lequel, dans la sphère dramatique, les catégories spatiales, figuratives et plastiques se transforment pour répondre au processus temporel du jeu. Ces considérations sur la nature temporelle du processus du jeu dramatique forment l’horizon de notre recherche qui ne peut, dans cette logique, se déployer que progressivement, à partir d’une pratique pédagogique, décrite dans notre second chapitre, ou par la formation même de Stanislavski.

Le parallélisme et le dialogue entre les arts plastiques et l’art dramatique ne surgissent bien sûr pas d’une génération spontanée. Du point de vue historique les antécédents et les parallélismes sont connus. Il y a par exemple une tendance de ce genre dans le cadre du symbolisme et de la fin de siècle en Europe. On a regroupé, à juste titre, différentes tendances sous le vocable de « théâtres d’art 12  ». Ces dénominations ne se limitent pas à des courants artistiques, à des effets de mode, fussent-ils stylistiques, ils ne sauraient alors porter en eux d’effet esthétique conceptuel. Le risque de la synthèse ou du dialogue des arts est de suggérer plutôt que de constituer. Il faut prendre au sérieux cette auto-constitution artistique de l’art dramatique et, en ce sens, l’œuvre de Stanislavski va assez loin.

Enfin, il convient de noter que si le rapport qui existe entre le figuratif et le dramatique est vraiment l’interaction, il est nécessaire que cette action soit réciproque. Peut-être que l’origine figurative et dramatique d’une notion aussi centrale que celle de mimésis suffit à le montrer, mais c’est aussi ce dont témoignent des impulsions très vives de la réflexion figurative, qu’elle se nomme histoire de l’art, critique d’art ou philosophie de l’art. Il serait ainsi tentant de suggérer les linéaments de théâtralité à l’œuvre dans le vocabulaire théorique des arts figuratifs et plastiques et les raisons de cette rencontre. Une telle réflexion serait plutôt un prolongement possible de notre recherche.

Le cadre de cette recherche suppose un travail important de lecture, de réflexion générale, de traduction des termes. C’est une partie de ce travail que nous avons voulu plus particulièrement présenter à travers les nombreuses traductions de textes théâtraux russes qui émaillent notre recherche. Il ne nous a malheureusement pas été possible de matérialiser, comme nous l’aurions souhaité, la tradition théâtrale russe sous la forme d’un dictionnaire raisonné des termes théâtraux qu’elle forge ou qu’elle réutilise. Cette ambition lexicale se découvre donc dans des essais de traduction de termes complexes qui font partie intégrante de ce travail de compréhension. Celui-ci reflète pleinement notre intérêt premier pour le lexique et l’originalité de la langue théâtrale russe qui est souvent un obstacle important pour son appréhension et sa pratique dans la transmission orale directe ou la relation écrite. Nous avons entrepris, au cours de notre recherche, une traduction nouvelle (une traduction tout court d’ailleurs, puisqu’il n’y a pas de traduction française de ces textes à partir des originaux russes) de l’œuvre maîtresse du Système de Stanislavski, Le Travail de l’acteur sur soi (plus connu en français par la traduction de l’américain sous les titres respectifs de La Formation de l’acteur et de La Construction du personnage) dont nous donnons quelques passages en annexe. Cette recherche est une approche de cette entreprise qui s’est concrétisée par la traduction récente d’un ouvrage de Maria Knebel, élève de Stanislavski, enseignante à son dernier Studio et qui convoque, à des fins pédagogiques, toutes les notions du « système ». A notre sens, et avec le recul de l’histoire, les divergences et les conflits des différents courants théâtraux russes peuvent aujourd’hui céder la place à la manifestation d’une extraordinaire cohérence, notamment dans la langue, dans l’ambition théorique et la prise en compte de la diversité, sous l’aspect polémique lui-même. La notion de convention, pour négative qu’elle soit, est par exemple essentielle à Stanislavski et l’acuité émotionnelle et psychologique n’échappe guère à Meyerhold qui utilise aussi le terme de pereživanie. C’est à présenter et à ressusciter cette tradition que nous avons voulu employer ce travail, en centrant notre recherche sur la figure de Stanislavski et la constitution de son « système », non pas comme un monument du passé, mais comme une œuvre vivante et en devenir, nous l’espérons, puisque s’y attache, selon nous, une valeur universelle et donc le devenir même du théâtre dramatique en Russie, en France et ailleurs.

Notes
1.

Julius von Schlosser, Die Kunstliteratur, traduction italienne La letteratura artistica, edizione aggiornata da Otto Kurz, La Nuova italia editrice, Florence, 1964, traduction française La littérature artistique. Manuel des sources de l’histoire de l’art moderne, Paris, Flammarion, 1994.

2.

La parution récente d’un remarquable recueil de contributions sur les voyages du Théâtre d’Art est là pour le prouver, cf. Le Théâtre d’Art de Moscou. Ramifications, voyages, études réunies et dirigées par Marie-Christine Autant-Mathieu, CNRS éditions, Paris, 2005.

3.

Edward Gordon Craig, « De l’art du théâtre. Premier dialogue entre un homme du métier et un amateur de théâtre » in : De l’Art du Théâtre, éditions Circé, Paris, 1999, p. 156-157.

4.

Notes artistiques, 1908-1913, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 497. Nous désignons ainsi les Œuvres choisies en neuf volumes publiées en plusieurs livraisons entre ces deux dates, le chiffre romain indique le volume (tome). Les références des ouvrages les plus fréquemment cités sont données sous la forme du nom de l’auteur et de l’année d’édition. Une liste de ces références abrégées figure en tête de la bibliographie qui précise les références complètes de ces ouvrages. Les titres d’ouvrages en russe sont systématiquement traduits dans le texte principal. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont faites par nous. Les titres originaux figurent dans la bibliographie. Cf. la note sur les traductions, les principes de citation et les références, placée à la fin de la présente introduction.

5.

Meyerhold, 2001, p. 126.

6.

cf. L’avant-garde russe des années 1910-1920 et le théâtre, Saint-Pétersbourg, 2000.

7.

La Société des expositions ambulantes a dominé la vie picturale russe depuis sa création officielle en 1870. Son origine remonte au refus en 1863 de 14 étudiants de l’Académie des beaux arts de Saint-Pétersbourg de suivre le sujet proposé par l’Académie pour le concours de sortie. Perov, Gay, Kramskoï, Savrassov font partie de la première génération réaliste. Dans les années 1880-1890, Repine, Levitan, Polenov, Serov, Korovine continuent d’exposer aux Ambulants, non sans conflits internes. Les Ambulants ne forment plus alors un groupe artistique cohérent, mais incarnent la vocation sociale et morale de l’artiste. La Société des expositions ambulantes perdura jusqu’en 1923.

8.

Stéphane Poliakov, Division, analyse, fragment, montage, déconstruction. Eléments d’un art de la composition dans le théâtre et la pédagogie d’Anatoli Vassiliev, DEA d’études théâtrales préparé sous la direction de Mme Béatrice Picon-Vallin (Paris III ; C.N.R.S, laboratoire des arts du spectacle), Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, octobre 2000. Ce travail est consultable à la bibliothèque Gaston Baty de l’Université Paris III, à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à la Bibliothèque de l’ENSATT. Il a été publié en 2006, sous une version réduite et remaniée Anatoli Vassiliev : Un art de la composition. Le laboratoire d’Anatoli Vassiliev, Actes sud-papiers, Arles, 2006.

9.

Op. cit. p. 134.

10.

Il s’agit d’une forme particulière du travail théâtral dans la phase préparatoire du spectacle ou dans une approche purement pédagogique. Il convient donc de garder à l’esprit que l’étude [ètjud] est un genre spécifique du travail théâtral russe, qui n’est pas bien sûr sans équivalent ailleurs. Nous reviendrons sur ce terme, cette pratique qui lexicalement dérive du français et plus précisément de la langue de la peinture, empruntant à l’idée d’esquisse, d’ébauche, de non finito¸mais aussi de recherche.

11.

C’est ainsi que nous nous proposons de traduire le terme russe nutro.

12.

J.-F. Dusigne, Le Théâtre d’Art : aventure européenne du XX e siècle, éditions théâtrales, Paris, 1997.