Première partie : le théâtre comme art. Conceptions artistiques et conceptions esthétiques. Les différents sens de la notion d’art

Introduction

Que Stanislavski, et avec lui l’ensemble de la théorie théâtrale russe, telle que nous l’avons définie, ait conçu la pratique théâtrale comme un art est une caractéristique assez constante de son œuvre. La première pierre de ses écrits théoriques, de son « système », est, comme Stanislavski le dit lui-même dans la préface du Travail de l’acteur sur soi, son autobiographie artistique : Ma Vie dans l’art, en russe Moja žizn’ v iskusstve :

‘« J’ai le projet d’un grand ouvrage en plusieurs volumes sur l’art [masterstvo] de l’acteur (ce qu’on appelle « le système de Stanislavski »).
Le livre Ma Vie dans l’art,déjà publié, représente le premier volume et se trouve être l’introduction à cet ouvrage.
Le présent livre, consacré au « travail sur soi » au cours du processus créateur de « la vie éprouvée » [pereživanie], en est le second volume.
Tout prochainement, je vais commencer à composer le troisième tome qui traitera du « travail sur soi » au cours du processus créateur de « l’incarnation scénique » [voploščenie] 13 .
Je consacrerai le quatrième volume au « travail sur le rôle ».
En même temps que ce livre j’aurais du publier une sorte de livre d’exercices [zadačnik] avec toute une série d’exercices conseillés (« Entraînement et dressage »)
Je ne le fais pas maintenant pour ne pas me distraire de la ligne principale de mon grand ouvrage que je considère comme plus essentielle et plus urgente.
Dès que les principes les plus importants du « système » auront été transmis je commencerai la compilation du livre annexe d’exercices. » 14

C’est la même structure qui est mise en avant dans la préface de la première édition russe de Ma Vie dans l’art en 1925 :

‘« [ce livre] constitue comme la préface d’un autre livre où je veux transmettre le résultat de ces recherches : la méthode que j’ai élaborée de l’art [tvorčestvo] de l’acteur et son approche. » 15

Il est clair, d’après le titre même, que l’activité créatrice de Stanislavski est conçue par rapport à une classe d’activité qui reçoit le qualificatif d’artistique, d’art, en russe iskusstvo.

Ce substantif est le terme le plus usuel, en russe moderne, pour rendre la notion d’art dans son acception la plus générale. Il peut donc sembler anodin et naturel. Or il ne va absolument pas de soi. C’est bien l’une des premières tâches en esthétique que de s’interroger sur l’artificialité, l’historicité, en tout cas le caractère non banal, de la qualification d’une activité comme artistique, sur la définition d’une catégorie d’objets ou de pratiques en termes d’art. L’usage du mot « art » est relativement polysémique en russe, comme dans d’autres langues, et plusieurs termes peuvent prétendre à être traduit ainsi. Il y a donc « naturellement » dans la langue théâtrale russe actuelle plusieurs usages artistiques que l’on peut retrouver chez Stanislavski et chez Meyerhold. Mais la théorie théâtrale de Stanislavski lui-même produit et prend son départ d’une division de l’art et d’une discrimination terminologique singulière qui sont au fondement de son esthétique.

Notes
13.

Cet ouvrage est couramment traduit en français sous le titre La construction du personnage (Building a character), nous désignerons toujours ce livre sous la forme Le Travail de l’acteur sur soi II. Le Travail de l’acteur sur soi I correspond à La Formation de l’acteur qui n’est qu’une traduction très partielle et simplifiée de la première partie du traité de Stanislavski. Dans les notes, nous abrégeons, les références à ces deux livres de la façon suivante Tr. 1 [Travail de l’acteur sur soi, premier volume = Formation de l’acteur, dans la traduction anglaise et l’adaptation française] et Tr. 2 [Travail de l’acteur sur soi, second volume = Construction du personnage, dans la traduction française de l’anglais].

14.

« Préface », Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 5. Voir la traduction intégrale du texte de cette préface très importante, qui ne figure dans aucune traduction, dans les annexes de la présente recherche, texte N°1.

15.

Préface à la première édition russe, avril 1925, Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 4 (non traduite dans l’édition française).