Chapitre 1 : La conception technique de l’art : l’art comme masterstvo

En l’espèce, l’utilisation du terme iskusstvo ne va pas de soi. Elle est loin d’être univoque chez Stanislavski. Dans la préface programmatique au Travail de l’acteur sur soi que nous venons de citer, Stanislavski parle du « projet d’un grand ouvrage en plusieurs volume sur l’art [masterstvo] de l’acteur (ce que l’on appelle le “système” de Stanislavski).» Le terme utilisé par Stanislavski, et que l’opportunité de l’usage linguistique nous conduit à traduire par « art », est celui de masterstvo.

Ce nom désigne littéralement la maîtrise, une activité qui vise à une pratique, susceptible d’un apprentissage, sous la conduite d’un maître, master. Il conserve jusqu’à aujourd’hui une forte prégnance dans la langue théâtrale russe. Ainsi, dans les cours de théâtre officiels, l’apprentissage du jeu de l’acteur ou de la mise en scène est désigné par le vocable masterstvo. Akterskoe masterstvo renvoie au jeu de l’acteur (à l’art de l’acteur, au métier de l’acteur ou à la maîtrise de ce métier). Les Uroki masterstva sont les cours de jeu ou, dirions-nous dans la tradition française, les cours d’interprétation. Signalons que ce terme est également consacré dans l’apprentissage de la mise en scène considérée comme un métier et un enseignement : Masterstvo režissëra 16 est le titre d’une série de manuels de mise en scène publié par le GITIS, le principal institut théâtral de Russie. C’est un article extrait de l’un de ces volumes que nous utilisons au début de notre recherche pour rendre compte de l’utilisation pédagogique des peintures et des sculptures.

Cet usage traduit ou signifie en russe le mot art, mais il renvoie également à l’un des versants de la conception artistique et esthétique du théâtre russe, la conception artisanale. Dans la langue française également, l’art renvoie, à un niveau historique et conceptuel, au système des corporations et des ateliers, à la logique médiévale et post-médiévale de l’art comme apprentissage manuel.

Le premier usage du concept d’art, compris comme masterstvo, c’est-à-dire comme maîtrise, relève ainsi d’une conception fondamentale de la notion d’art dans le monde occidental : la conception artisanale qui a son origine dans le sens grec du mot téchnè 17 ou dans le sens encore médiéval des artes mechanicae 18 . A l’origine, ce que nous considérons comme les beaux-arts dont l’équivalent russe seraient les izjaščnye iskusstva ou les arts figuratifs - izobrazitel’nye iskusstva - ne rentraient pas sous le vocable d’Art que nous écrivons volontiers dans plusieurs langues européennes avec une majuscule (et le russe iskusstvo ne fait pas en la matière exception). Les différentes pratiques artistiques du son et de la parole (poésie) ont été une première fois groupées dans l’Antiquité grecque sous le terme de mousikè, art des muses, plutôt que musique. On en trouve de nombreux témoignages chez Platon. Les muses désignent l’épopée, la tragédie, la comédie, leur nombre est plus ou moins fixé, mais il est évident qu’à chaque fois leur centre est la poésie, et notamment la poésie dramatique et la musique, au sens mélodique. Elles peuvent également s’orienter du côté de la science et de la philosophie 19 . Le terme de téchnè est essentiel dans la philosophie platonicienne et par conséquent aussi chez Aristote. Il désigne un savoir-faire, une habileté qui est d’abord présentée, souvent de façon ironique dans les dialogues socratiques, comme artisanale. Le cordonnier, le tisserand, le nocher, le médecin sont des figures récurrentes des dialogues socratiques, pour dénoncer a contrario les artisans d’illusion que sont les rhéteurs, les sophistes, les poètes et les peintres. Les premiers mettent en œuvre au moyen d’une téchnè une opération qui conduit à un résultat – ergon – alors que les autres n’agissent que par imitation, selon une mimésis frauduleuse, pour produire une image de mauvaise qualité eidôlon. Ce recours à la téchnè qui semble déprécier les pratiques figuratives leur emprunte en réalité beaucoup, comme nous le montre l’exemple de la création de l’âme du monde dans le Timée où est mise en œuvre une mimèsis parfaite en vue du beau et opérée par l’artisan (démiurge) divin. Ainsi, dans certains cas, la téchnè qui suppose la contemplation d’une réalité intelligible (eidos), est-elle assimilable à une forme de savoir supérieure. Elle est souvent synonyme de science – épistémè. La science implique un savoir-faire technique. La téchnè, tout comme le sens artisanal de masterstvo, suppose un apprentissage.

Faire de l’art des muses une science ou l’objet d’un savoir-faire est tout l’objet de la poétique et c’est en ce sens que l’on peut comprendre l’entreprise stanislavskienne. Fondée sur l’inspiration de la vie émotionnelle, elle cherche à fonder un apprentissage systématique des conditions de la création de l’acteur appelées « Eléments ».

Il est également possible de trouver, dans la théorie théâtrale russe, un avatar récent de l’interprétation technique et platonicienne de l’art dans la pratique et la théorie du metteur en scène Anatoli Vassiliev. Il recueille de l’héritage de la tradition russe la certitude que l’art de l’acteur et celui du metteur en scène s’apprennent, que le jeu de l’acteur et l’art du metteur en scène font l’objet d’une science qui comporte des lois. Dans sa pratique cela se manifeste, entre autres, par le fait que les dialogues platoniciens sont la base, la « grammaire » de sa méthode, pratiqués régulièrement et très complètement par ses acteurs et apprentis metteurs en scène. Une des raisons multiples en est certainement cette conception de la téchnè, particulièrement visible dans les dialogues socratiques et singulièrement dans le dialogue Ion qu’Anatoli Vassiliev travaille tout particulièrement sous cet angle. Son interprétation du dialogue est en effet tout entière centrée autour de la téchnè. La rhapsodie (entendre le jeu de l’acteur, le théâtre) est-elle un art ? Si elle est un art, elle devrait être universelle et non individuelle, s’exercer sur tous les poètes et non sur le seul Homère, la rhapsodie n’est donc pas un art, elle ne porte pas sur une réalité intelligible et tangible, comme le calcul, la géométrie ni même, dit Platon ironiquement, la poésie, la peinture, la sculpture, l’art de la flûte et de la cithare. On peut trouver des passages parallèles dans le Gorgias ou le Phèdre qui affirment explicitement que la rhétorique n’est pas un art, qu’elle ne correspond pas à l’authentique art des discours – téchnè tôn logôn. Ce que Vassiliev indique par-là, c’est la traduction pratique d’un mode de conception philosophique de la tradition russe. A contrario cette dernière considère toujours, depuis Stanislavski, que le jeu de l’acteur est une téchnè, qu’il s’agit de la maîtrise d’un savoir-faire particulier supposant un apprentissage assez long auprès d’un maître, que cet art, comme dans la conception platonicienne, est une science. Dans la philosophie platonicienne l’épistémè, la science, suppose toujours une téchnè, un art, un savoir-faire qui est une mise en œuvre de l’opérativité du savoir. Stanislavski qui semble, en matière d’art, mettre en avant l’inspiration la critique cependant à maintes reprises. Elle ne peut être assimilée qu’au dilettantisme, aux clichés et à la fausse révérence envers Apollon si elle n’est pas soutenue par une maîtrise.

C’est, à peu de choses près, l’essence du conflit qui, dans Le Travail de l’acteur sur soi,oppose le pédagogue Tortsov 20 et l’élève Govorkov, considéré comme acteur routinier avec en l’occurrence des tendances symbolistes, comme acteur artisan, le terme étant cette fois pris en mauvaise part. Dans le chapitre sur « Le sentiment de la vérité et la foi », l’argumentation est à la fois esthétique, pratique et technique puisqu’à la problématique de la confiance en soi de l’acteur vient se greffer une mise en cause de la méthode des actions physiques, pratiquée par Stanislavski dans les années vingt et trente. L’enjeu, pour notre propos, est celui de la nature de l’art. S’agit-il d’une méthode et d’une pratique simple qui doit faire l’objet d’un apprentissage quotidien, d’une science sûre et raisonnée ou bien peut-on librement se livrer au mythe de l’inspiration, comprise comme élévation, et que Stanislavski désigne souvent dans son traité par le vocable Apollon. Govorkov en appelle à la liberté à travers une réaction de révolte, suffisamment rare dans l’austérité pédagogique du « système », pour qu’elle vaille la peine d’être mentionnée :

‘« - Je ne peux me taire !
Voyez-vous, je dois parler. Ou bien je ne comprends rien et je dois quitter le théâtre ou alors, excusez-moi, ce que l’on apprend ici est un poison contre lequel nous devons protester. Cela fait six mois qu’on nous oblige à déplacer des chaises, à fermer des portes, à faire des feux de cheminée. Bientôt, on nous obligera à mettre nos doigts dans le nez pour plus de réalisme et une vérité physique plus ou moins grande. Mais, excusez-moi, déplacer des chaises sur scène, cela ne crée pas un art. La vérité, ce n’est certainement pas de montrer tout un tas de saletés naturalistes. Cette vérité-là, que le diable l’emporte, elle me fait vomir ! Les actions physiques ? Non. Excusez-moi, le théâtre, ce n’est pas du cirque. Au cirque, vous savez, l’action physique : attraper un trapèze, sauter sur un cheval avec dextérité, est terriblement importante. Voyez-vous, la vie de l’acrobate en dépend. Mais, pardonnez-moi, les grands écrivains universels n’ont pas écrit leurs œuvres de génie, vous savez, pour que leur héros fasse des exercices sur les actions physiques !
Mais nous, c’est la seule chose qu’on nous oblige à faire. On n’en peut plus. Ne nous courbez pas vers le sol ! Ne nous liez pas les ailes ! Laissez-nous nous envoler, déployer largement nos ailes. » 21

La réponse du pédagogue est ambiguë et cinglante. D’un côté, il contient l’exigence de libre inspiration par rapport à la réalité du travail théâtral et à la qualité du jeu produit par l’élève. Dans l’échelle de valeurs de Tortsov ou de Stanislavski, elle se range du côté de la représentation ou du mauvais métier artisanal (remeslo). La réalité du jeu qui utilise les clichés est la marque d’une absence de vie et donc d’une absence d’inspiration :

‘« Si la tempête de l’inspiration ne soulève pas vos ailes et ne vous entraîne pas dans un tourbillon, alors, pour prendre votre élan, vous avez besoin, plus que tout autre, de la ligne des actions physiques, de leur vérité, de la foi en ces actions. Mais vous avez peur de faire ces exercices obligatoires pour les acteurs. Pourquoi exigez-vous qu’on fasse pour vous une exception de la règle commune ? La danseuse transpire tous les matins, elle est essoufflée pendant ses exercices obligatoires pour pouvoir prendre son envol le soir, montée sur ses pointes. Le chanteur beugle le matin, il étire ses notes, développe son diaphragme, cherche des résonateurs dans la tête et dans le nez, pour pouvoir le soir déverser son âme dans le chant. Les artistes de tous les arts ne dénigrent pas leur appareil corporel et les exercices physiques que la technique exige.
Pourquoi voulez-vous faire exception alors que nous cherchons à obtenir un lien très étroit et direct entre notre nature corporelle et spirituelle pour pouvoir agir sur l’une à travers l’autre. Vous cherchez à les séparer. Bien plus, vous voulez renoncer, en paroles bien sûr, à une moitié de votre nature : la partie physique. Mais la nature s’est moquée de vous. Elle ne vous a pas donné ce qui vous plaît tant : un sentiment élevé et des émotions éprouvées [pereživanija]. A leur place, elle vous a laissé la seule technique physique de la représentation de l’acteur, la démonstration de vous-même à la salle. Vous vous enivrez, plus que tout autre, du procédé artisanal de la technique extérieure, du pathos et de la déclamation de l’acteur, de tous les clichés habituels possibles. Qui d’entre nous est plus proche de ce qui est élevé ? Vous qui vous mettez sur la pointe des pieds et en paroles, « planez dans les cieux », et en réalité, êtes tout entier au pouvoir de la salle ? Ou moi, qui ai besoin d’une technique artistique avec ses actions physiques pour transmettre, à l’aide de la foi et de la vérité, des sentiments humains complexes ? Décidez vous-même. Qui de nous a le plus les pieds sur terre ? » 22

D’une part, comme Socrate, Tortsov est ironique vis-à-vis de l’inspiration, du magnétisme et de la furie des Muses. Un artisan ne crée pas en fonction de l’inspiration, mais d’un savoir-faire, d’un art que Ion ne peut montrer au philosophe. Le divin a donc tout de la supercherie oiseuse qui ne fait au fond qu’appliquer des recettes, sans aucun accès à la vérité.

Mais en même temps, Tortsov fait signe vers une forme d’inspiration plus haute qui passe par l’exercice et l’application de la continuité des actions physiques et, peut-on supposer, de tous les éléments conscients du système.

Le début du traité commence clairement à partir d’une manifestation non prévue, une sorte d’inspiration scénique du narrateur. L’acteur Nazvanov 23 est l’élève par excellence, comme Tortsov (appelé d’abord Tvortstov, le Créateur, dans les brouillons du « système ») est le pédagogue idéal. Mais cet éclat soudain et bref de l’acteur frappé d’un élan sublime est relativisé par le maître. D’un côté, cette inspiration, comme manifestation du subconscient est un critère du beau (prekrasnoe), mais de l’autre, l’art de Nazvanov tombe du côté de la plus basse catégorie de l’art de l’acteur, la contorsion (lomanie) qui ne suppose pas même un mauvais savoir-faire artisanal.

Le chapitre inaugural est bien celui du dilettantisme, comme les différentes phases de la pratique d’acteur de Stanislavski lui-même : « Enfance artistique», « Adolescence artistique », « Jeunesse artistique », « Maturité artistique » forment les quatre époques de Ma Vie dans l’art. Toutefois, l’essentiel du système est une étude consciente et organisée, constituée par la succession des éléments. Son ambition est bien de fonder une science du théâtre. Cependant la dichotomie entre l’inspiration et la science subsiste à l’intérieur même du système, comme si la base rationnelle et logique était soutenue par le fond d’irrationalité du subconscient qui est pour Stanislavski à la fois le principe et le couronnement de l’expérience esthétique de l’acteur. Cette ambiguïté se retrouve au sein même des éléments du « système ». C’est ainsi que la construction dramaturgique de la situation au chapitre des « circonstances proposées » établit l’existence de deux « si », le « si magique » qui est l’instrument de l’imagination et le « si logique » qui travaille sur la cohérence et la construction de l’action.

La science des éléments domine, du moins dans l’ampleur de l’entreprise et dans sa postérité. Cette conception n’est pas propre à Stanislavski, elle est partagée par toute la tradition russe, en particulier par Meyerhold qui le premier ouvrit à Saint-Pétersbourg en 1918 des cours de mise en scène. L’entraînement quotidien, l’exercice, le training, ce que Stanislavski appelle la muštra, le dressage, en un sens un peu militaire, parfois exemplifié par l’alter ego de Tortsov dans Le Travail de l’acteur sur soi, le pédagogue Rakhmanov 24 rythment les jours des acteurs fictifs du système, mais les pages du traité mettent en place les éléments mêmes, la poétique de l’inspiration. Toute l’entreprise stanislavskienne du système est fondée sur une mise en place notionnelle d’éléments successifs et cohérents qui forment une poétique de l’acteur. L’apprentissage s’oppose à l’inspiration ou plutôt, en une dialectique complexe, la permet. Car si les éléments sont le centre du système, dans la première partie du Le Travail de l’acteur sur soi, les marges ne sont pas artisanales. On voit même que Stanislavski refuse une forme d’artisanat qu’il appelle le métier : le mauvais métier de l’acteur.

La poétique de l’acteur de Stanislavski est en même temps une esthétique réaliste, fondée sur une psychologie de la création. L’art est défini du côté de la sensation inconsciente qui s’empare de l’acteur et non seulement du savoir-faire. Le savoir-faire conscient n’est qu’une propédeutique à une libération de la nature organique de l’acteur qui est, pour Stanislavski, inconsciente ou subconsciente. C’est le sens de l’entreprise du système qui est d’aller du conscient vers l’inconscient.

Ainsi, le terme de masterstvo, le sens de la maîtrise technique et professionnelle, de l’habileté ne saurait suffire à répondre du terme d’art. Tout comme dans d’autres traditions artistiques, l’habileté, la maîtrise ne sont pas unanimement reconnues comme le critère artistique déterminant. Le terme peut avoir un sens résolument négatif, et même s’opposer à l’art. Voici par exemple ce qu’écrit le critique Boris Alpers à propos de ce concept :

‘« Il est difficile de faire grief à Stanislavski d’oublier la maîtrise [masterstvo]. Il n’y a pas dans tout le théâtre russe d’autre artiste [hudožnik] qui reconnaisse avec autant d’évidence la nécessité pour l’acteur d’une haute technique virtuose et qui avec tant d’obstination cherche à obtenir de lui-même et des autres une maîtrise extrême du métier [masterstvo]. Mais le métier [masterstvo] ne se transformait jamais en un but en soit, ne devenait pas un objet de culte. Le métier, mais au nom de quoi ? Cette question n’était jamais apparue ni pour Choumski, ni pour Samarine, ni pour Davydov, ni pour Fedotova 25 . Mais c’était la question principale pour les recherches artistiques [tvorčeskie iskanija] de Stanislavski et de ses compagnons. » 26

L’auteur, très proche de Meyerhold dont il est un disciple authentique, ne cesse de comparer le métier ou la maîtrise des uns opposés à l’art authentique et personnel des autres, à propos des comédiens russes du XIXe siècle, dans une forme très proche de l’esprit stanislavskien avec un lexique de travail, emprunté de Meyerhold ou de Gordon Craig. Il compare ainsi l’art d’un artisan ou d’un maître-artisan à l’art du créateur, de l’artiste (hudožnik).

Le sens artistique : articizm, hudožestvennyj ressortit à une logique littéraire, plus qu’artisanale et déjà plastique. Les notes de Stanislavski sont artistiques : hudožestvennye zapiski, elles sont l’embryon et le laboratoire du système. Le théâtre de Stanislavski est hudožestvennyj, artistique : le Théâtre d’Art. Certes, il s’agit encore d’un trait qualitatif lié à la maîtrise et au métier : une chose artistique est bien faite, correctement composée, comme doivent l’être les créations scéniques du Théâtre d’Art, mais la grâce aussi peut être supposée par ce critère qui suppose une expression plastique, corporelle, voire un certain maniérisme, comme imitation sur scène d’œuvres picturales ou graphiques, parfois, dans le corps même de l’acteur. Une telle logique est inséparable de l’Art nouveau théâtral, particulièrement puissant en Russie et qui est créateur, au fond, de l’idée de mise en scène en se greffant, à travers la figure de Stanislavski, à la tradition de l’acteur-roi, incarnée par le Théâtre Maly de Moscou.

La qualité artistique du hudožestvennoe naît plutôt du côté du réalisme, catégorie centrale pour le théâtre russe, bien avant qu’elle ne devienne un lieu commun de la pensée soviétique. Le réalisme est littéraire, depuis Pouchkine et Gogol, tous deux proches du monde théâtral, en particulier pour ce dernier qui a une correspondance avec l’acteur Mikhaïl Chtchepkine (ill. 146-147) que Stanislavski considère comme son modèle et comme le fondateur du réalisme de l’acteur. Ce réalisme, comme en peinture, est un refus de la convention, de l’académisme, du cliché, en l’occurrence déclamatoire, du pathos. C’est toute une série de gestes, d’attitudes, d’intonations qui doivent céder devant la vérité de la vie. La profondeur psychologique est le critère déterminant du théâtre stanislavskien, qu’il fonde précisément comme art. Cela fait de son entreprise une esthétique puisque l’art est fondé sur l’expérience et le sentiment. La peinture réaliste russe, groupée autour du Mouvement des Ambulants, est déterminante pour faire d’une nouvelle psychologie scénique et dramatique un art à part entière. En ce sens, l’affirmation du théâtre stanislavskien est solidaire d’un mouvement artistique qui lui est antérieur. Contemporain de l’Art nouveau, il crée un art réaliste, mais les aspirations romantiques et symbolistes se manifestent dans sa troupe et chez lui. Tchekhov et Ibsen, qui sont les auteurs les plus joués au premier Théâtre d’art, sont d’ailleurs des dramaturges stylistiquement ambigus entre romantisme et naturalisme pour l’un, naturalisme et aspiration symboliste, pour l’autre. Meyerhold, metteur en scène d’abord marqué par le symbolisme, vient de la troupe du Théâtre d’Art et la quitte en 1902, construisant une alternative au nom du concept de convention consciente qui doit s’opposer au cliché, comme à la vérité de la vie.

La maîtrise artisanale ou manuelle, si elle forme l’ossature et le vecteur pratique du système, ne permet pas de définir esthétiquement la notion d’art. Il faut connaître, pratiquer, savoir faire et donc traduire le projet en impulsions concrètes. Mais le pur exercice de l’activité d’acteur ou de metteur en scène ne suffit pas à donner une valeur artistique. Le risque de la routine et de l’artisanat producteur de clichés est trop important et il fait le quotidien du théâtre. L’art doit donc, pour Stanislavski, être créateur et se donner dans un processus.

Notes
16.

Le métier de metteur en scène, sous la direction de N. A. Zvereva, GITIS, Moscou, 2002. Cf. la préface de Mme Khmelnitskaïa, directrice du GITIS : « il est difficile de déterminer le genre de l’ouvrage proposé. On peut le considérer comme un manuel, un ouvrage d’étude, un programme. C’est la tentative d’explorer le processus de formation d’un metteur en scène de la première à la cinquième année d’étude. C’est une tentative tout à fait unique, dans la mesure où la Russie est quasiment le seul pays où il existe une formation à la mise en scène dans l’enseignement supérieur. » (op. cit.,p. 3).

17.

Cf. l’ouvrage de M. Isnardi Parente, Techne. Momenti del pensiero greco da Platone ad Epicuro, Firenze, La Nuova Italia, 1966. Voir également dans A. F. Losev, Histoire de l’esthétique antique. Bilan d’une évolution millénaire, kn. II, Moscou, Iskusstvo, 1994, chapitre VI « Iskusstvo », pp. 259-276.

18.

Cf. pour un aperçu général sur cette question Kristeller, « Il sistema moderno delle arti » in : Concetti rinasciementali dell’uomo e altri saggi, Firenze, « La Nuova Italia » editrice, 1978 (1951-1952), p. 231 et Tatarkiewicz, Storia dell’estetica III, Einaudi, Turin, 1979 (1970), p. 70.

19.

Cf. Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, ch. XIII, « Les Muses » [Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, A. Francke Verlag, Berne, 1948.] Sur les Muses, voir par exemple le mythe des cigales dans le Phèdre de Platon pour la distinction entre deux types de « musique », lieu commun fréquent chez Platon pour désigner l’art philosophique de Socrate ou la dialectique, cf. entre autres exemples Banquet, Charmide, Alcibiade.

20.

Pour les noms des personnages du Travail de l’acteur sur soi : Tortsov, Govorkov, Nazvanov, Maloletkova, etc. Nous renvoyons au récapitulatif placé en annexe.

21.

“Le sentiment de la vérité et la foi”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 205.

22.

Ibid. p. 206-207.

23.

Cf. note 20 et annexes texte N°2.

24.

Cf. note 20 et annexes.

25.

Grands acteurs russes du XIXe siècle du Théâtre Maly. Fedotova a été la protectrice de Stanislavski à ses débuts, cf. infra et illustration 49 en annexe (note Stéphane Poliakov).

26.

Boris Alpers, Le Théâtre de Motchalov et Chtchepkine, Moscou, Iskusstvo, 1979, p. 31-32.