Chapitre 3 : L’art pour Stanislavski au regard du système

La forme du discours artistique : de l’autobiographie artistique au traité d’art

Le Travail de l’acteur sur soi est une somme, susceptible de servir de manuel, c’est un traité esthétique dans le sens de la grande tradition italienne. Le choix de la forme est légèrement fictionnel, avec des personnages et des lieux imaginaires : le narrateur Nazvanov, la ville de N., le pédagogue Tortsov, les élèves, le journal intime de Nazvanov, tenu au jour le jour. Tout cela ne fait que renforcer l’aspect de traité d’art, un peu comme ces traités écrits sous forme de dialogue si prisés à la Renaissance et que Gordon Craig fera briller de ses derniers feux avec les deux « Dialogues d’un Régisseur et d’un amateur d’art » de 1905 et 1910. Il convient de noter également un autre parallèle singulier en ce qui concerne la forme de l’énoncé esthétique théorique. Dans la préface déjà citée du « Système », c’est-à-dire dans Le Travail de l’acteur sur soi, Stanislavski prend le soin de préciser que la première partie du Système est constituée par Ma Vie dans l’art. Ce livre que l’on pourrait considérer à juste titre comme des Mémoiresrentre en réalité dans ce genre particulier de la biographie artistique qu’est l’autobiographie artistique, fondé par Vasari au XVIe siècle, sous ces deux espèces puisque ses célèbres Vite, dans leur seconde édition de 1568 (l’édition Giuntiana), contiennent également une autobiographie artistique écrite à la troisième personne. Le parallélisme s’explique de la façon suivante. Le mode de présentation des Vies n’est pas purement celui de l’histoire ou de l’anecdote, l’œuvre de Vasari est un traité d’art parce que l’ensemble est précédé d’un authentique traité sur les trois arts du dessin, et parce que tout l’exposé est divisé en trois parties qui incarnent chacune un moment historique, mais aussi nécessairement un moment esthétique de l’évolution des arts. Chaque vie vaut donc, selon qu’il s’agisse de la vie d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un architecte, parce qu’elle est insérée dans ce maillage théorique du développement des arts qui suit une progression technique et théorique, selon les concepts centraux de la théorie de Vasari : misura, ordine, regola, disegno, maniera et grazia, présentés dans le proemio de la troisième partie des Vies 46 .

L’histoire est donc ici transformée par la théorie esthétique, chaque biographie d’artiste est aussi la marque d’une qualité artistique essentielle, véritable rapport esthétique dont on trouve la trace dans la langue de Vasari, sa fabrication inventive et lexicale (notamment dans les adjectifs) étant autant de déploiements du jugement propre aux arts dont il traite 47 . De la même façon, les différents chapitres de Ma Vie dans l’art marquent l’évolution d’un concept esthétique interne à la compréhension que Stanislavski a de l’art. Les différentes étapes de la vie dans l’art peuvent être lues comme des étapes chronologiques, le champ d’une mémoire individuelle. Or il s’agit en réalité de l’évolution interne de la formation d’une idée de l’art. Il est notable que chacun des moments de cette évolution soit qualifié de l’adjectif artistique. Il n’y a, d’une certaine façon, rien de personnel dans cette autobiographie ou plutôt rien qui ne soit soumis à la mesure de l’art. L’enfance même est immédiatement caractérisée du point de vue du spectacle, le souvenir, renvoie à la mémoire intérieure des ancêtres qu’on ne connaît que par ouï-dire, mais qui appartiennent tout de même à la mémoire émotionnelle. Le cirque, c’est l’authenticité d’un goût théâtral caractérisé, de même que les spectacles de la famille. Dès les premières pages, chaque évocation est une forme théâtrale, une étape dans la formation d’une conscience artistique, du cliché au système. Il s’agit là d’une mémoire artistique où le temps et la formation d’un acteur sont liés. Mais si on lit entre les lignes et avec un peu d’attention, l’on s’apercevra que tout l’appareil conceptuel du système est déjà formé. Le livre est une commande américaine, mais son écriture est clairement la justification et une exemplification du système qui est présenté in vivo dans la figure d’un acteur, Stanislavski lui-même, particulièrement marqué par les clichés, la représentation, l’artisanat scénique, mais qui recherche sans cesse une plus grande vérité. Le livre est donc une introduction au système qui est le centre de l’écriture stanislavskienne, il lui donne une raison pour des visées pédagogiques, mais aussi de connaissance de soi, ou plutôt de connaissance de son art en soi.

La proximité de la téchnè et de la science, du point de vue platonicien, pouvait déjà nous permettre d’approcher la genèse de l’entreprise théorique stanislavskienne. Dans la préface au Travail de l’acteur sur soi, déjà évoquée, Stanislavski prend soin cependant de se démarquer de tout caractère purement scientifique :

‘« Aussi bien ce livre que ceux qui le suivront n’ont pas de prétention scientifique. Leur but est uniquement pratique. Ils cherchent à transmettre ce que m’a appris une longue expérience d’acteur, de metteur en scène [režissër] et de pédagogue. » 48

Quelques lignes plus loin, Stanislavski semble revenir sur ce refus apparent pour regretter le désintérêt dont pâtit le théâtre dans les curiosités de la science. Si le savoir pratique n’est pas scientifique au sens du savoir doctrinal, de son lourd appareil de notions et de lois, une certaine investigation, qui peut revêtir les apparences d’une « systématicité », serait tout de même nécessaire :

‘« Ce n’est pas notre faute si le domaine de la création scénique [sceničeskoe tvorčestvo] est méprisé par la science, s’il est resté inexploré et si l’on ne nous a pas donné les mots indispensables à l’activité pratique. Il a bien fallu se tirer d’affaire par ses propres moyens, pour ainsi dire domestiques. » 49

L’esthétique stanislavskienne, sans être à proprement parler normative, suppose l’acquisition d’une compétence professionnelle, d’un savoir positif sur le métier d’acteur. Il s’agit d’en dégager des constantes, des règles qui, pour être d’origine empiriques, n’en sont pas moins susceptibles d’une certaine cohérence interne. Il est probable que le terme même de « système » ne soit pas un choix pleinement conscient de Stanislavski, il a en effet été mis à la mode dans le Moscou des années 1910 50 et s’il est utilisé par Stanislavski, c’est sans doute d’abord une façon de parler ordinaire, un synonyme de méthode. Dans la préface du Travail de l’acteur sur soi, Stanislavski n’emploie d’ailleurs le terme qu’entre guillemets pour indiquer la distance qu’il y met, comme si ce terme n’avait pas été voulu, mais avait fini par s’imposer. La systématicité du « système » n’est sans doute pas d’une rigueur absolue, mais il est certain que le mot même a du poids. A l’origine, le système devait être purement pratique, un manuel d’enseignement de l’acteur, il a ensuite pris une importance considérable, avec l’idée d’une comparaison de toutes les théories de l’acteur et de tous les types d’acteur existant. Mais c’est dans les journaux de travail, les « notes », notamment ce qui est connu sous le nom de Notes artistiques 51 , composées par strates où se mêlent vie quotidienne, activité du théâtre et embryon théorique que s’élabore le système. C’est par l’organisation de cette masse de notes, par une réflexion permanente sur la présentation, par l’agencement de ces matériaux que se compose l’œuvre ultime du Travail de l’acteur sur soi, œuvre incomplète, fluctuante, parce qu’inachevée pour sa seconde partie, dont c’est la qualité intrinsèque que de se croiser pour se composer. Néanmoins, la recherche de systématicité se manifeste dans l’organisation en éléments, où un chapitre spécifique est consacré à chaque élément. Cela crée des catégories théâtrales qui n’ont de cesse ensuite de se recouper. En tout cas, qu’il s’agisse des notes, de l’autobiographie artistique ou du « système », finalement sous-titré « journal d’un acteur », l’objet esthétique est le même, c’est l’acteur.

Notes
46.

Giorgio Vasari, Le Vite de’ piú eccelenti architetti, pittori, et scultori italiani, da Cimabue, insino a’ tempi nostri, nell’edizione per i tipi di Lorenzo Torrentino, Firenze, 1550, vol. 2, a cura di Luciano Bellosi e Aldo Rossi, Torino, Einaudi, 1991 (1986).

47.

Cf. Roland Le Mollé, Georges Vasari et le vocabulaire de la critique d’art dans les « Vite », Grenoble, Ellug, 1997 (1988).

48.

“Préface”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 5.

49.

Ibid., p. 6.

50.

Voir par exemple le début des Leçons de mise en scène de Vakhtangov par Gortchakov et les innombrables appropriations et légendes qui couraient le tout Moscou sur le « système » de Stanislavski, qui n’était pas publié à l’époque.

51.

Le livre publié en français sous ce titre ne présente que très partiellement la richesse de ce matériau textuel.