L’art, comme art de l’acteur

Il est significatif que tous les différents qualificatifs que nous avons donnés de l’art, s’ils ont des parallèles et des sources du côté de l’esthétique générale, peuvent être aisément transférés à la définition du jeu de l’acteur et de sa nature artistique. Nous avons vu que le critique Boris Alpers opposait métier (au sens de masterstvo) et art et que cela concernait directement l’art de l’acteur, la nature de son jeu. De la même façon, l’artistizm peut se rapporter au jeu de l’acteur. Les contemporains et les critiques s’accordent par exemple pour reconnaître cette qualité à Stanislavski en tant qu’acteur, et en tant que metteur en scène, par son souci du détail, de l’élégance vestimentaire, de l’harmonie des sons et des couleurs. Il est bien évident que cette qualité peut être présentée comme négative chez un acteur ou un metteur en scène. Stanislavski critique la mode, le rituel et l’étiquette qu’il assimile à des clichés alors que le goût vestimentaire, la foi et le charisme sont des valeurs individuelles susceptibles d’être rattachées à un sentiment et donc à un art. Les catégories esthétiques croisent ainsi les catégories éthiques car il s’agit non seulement de catégories de définition, à l’intérieur d’une théorie artistique qui engage le processus de création, mais encore de catégories de jugement esthétique, là où précisément les critères semblent d’ordinaire faire défaut.

Si l’indétermination des critères concerne tous les jugements artistiques ou esthétiques qui comportent le risque de la pure subjectivité, cela touche encore plus au jeu de l’acteur, pour lequel il n’y a très souvent aucun instrument d’analyse, sinon des critères extérieurs physiques (la voix, le corps) qui sont les qualités propres de la personne, ou des critères entièrement reportés au personnage, au rôle, sans distinction précise entre le personnage et l’acteur. Traditionnellement, les jugements sur l’acteur sont fondés sur les catégories héritées de l’éloquence antique, en particulier du livre III du De Oratore de Cicéron et du livre XI de l’Institution oratoire de Quintilien, à partir de ces parties de la rhétorique consacrées à l’actio ou, selon la terminologie grecque, à l’hupokrisis, comme elle est désignée dans la Rhétorique d’Aristote 52 . Mais les théories antiques de l’orateur qui servent de bases aux premières théories modernes 53 ne portent pas spécifiquement sur l’acteur. Notons cependant qu’il s’agit déjà d’un premier essai de traduction d’un art dans un autre. La métaphore de l’acteur revient assez constamment, en bonne ou en mauvaise part, dans les écrits rhétoriques, au point que ces derniers constituent l’une des rares sources pour ressaisir certains éléments de ce jeu. Diderot est celui qui présente, de la façon la plus élaborée qui soit, une poétique de l’acteur fondée sur la théorie de l’imitation dans le Paradoxe sur le comédien. L’acteur joue d’après un modèle idéal (plutôt d’ailleurs que d’après un modèle de la nature, ce qui ressortit au platonisme de Diderot) qu’il copie en élaborant un art du geste dans la pantomime et un art rhétorique dans la distribution réglée des accents. Les catégories dans lesquelles il est possible de penser le jeu de l’acteur ne sont donc pas très différentes de celles que l’on peut utiliser pour la peinture ou pour la sculpture. Les croisements sont nombreux sous la plume de Diderot 54 . Quant à la théorie de Rémond de Sainte-Albine, dont on rapproche souvent, à juste titre, la poétique stanislavskienne, dans la mesure où ce dernier, par l’entremise de Coquelin, s’oppose à Diderot, les catégories qui y sont utilisées, comme le feu, sont plutôt du côté d’une doctrine classique de l’inspiration, comme feu sacré réglé. L’originalité de Rémond de Sainte-Albine qui le rapproche de Stanislavski est d’abord de considérer l’acteur comme créateur et comme poète :

‘« Non seulement il est essentiel qu’il [= le Comédien] ne fasse rien perdre aux discours de leur force ou de leur délicatesse, mais il faut qu’il leur prête toutes les grâces que la déclamation et l’action peuvent leur fournir. Il ne doit pas se contenter de suivre fidèlement son Auteur : il faut qu’il l’aide, et qu’il le soutienne. Il faut qu’il devienne Auteur lui-même ; qu’il sache non seulement exprimer toutes les finesses d’un rôle, mais encore en ajouter de nouvelles ; non seulement exécuter, mais créer. » 55

Ceci permet de rapprocher l’art dramatique de l’acteur et la poésie et donc de pouvoir appliquer à l’acteur les catégories classiques de la rhétorique. A l’époque de l’ut pictura poesis, ces catégories sont aisément comprises en un sens plastique, c’est bien sûr le cas chez l’abbé Du Bos dans les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, mais chez Rémond de Sainte-Albine les comparaisons figuratives ne manquent pas :

‘« Il est un coloris propre à la Poésie, et qui, quoique fort différent de celui qu’emploie la Peinture, est assujetti aux mêmes règles. On exige de l’une comme de l’autre la même entente des teintes, le même discernement dans la distribution des claires et des ombres, le même soin d’observer la dégradation de la lumière, le même talent d’éloigner ou de rapprocher les objets. Le Comédien est Peintre ainsi que le Poète, et nous leurs demandons comme au Peintre, cette ingénieuse théorie des nuances, dont la docte imposture par une détonation insensible conduit nos yeux du premier plan du tableau au plan le plus reculé. De même que le Peintre souvent nous fait voir un très grand pays dans un très petit espace, le Poète quelquefois dans un très petit nombre de vers prête à ses Acteurs une grande multitude d’impressions fort différentes. Mais l’un et l’autre s’appliquent à ne point nous représenter comme voisines les choses entre lesquelles la nature a mis une extrême distance. Il est du devoir du Comédien d’avoir la même attention, et de ménager habilement les passages par lesquels il fait succéder une passion à une passion contraire. » 56

La métaphore figurative et picturale devient plus dense en ce qu’elle met en parallèle la composition des passions et la composition des plans picturaux, selon une logique qui se retrouve partiellement chez Stanislavski.

Mais ce dernier a commencé son entreprise systématique de constitution d’une grammaire de l’acteur dans un tout autre contexte que celui de la représentation classique, à une époque où le concept d’imitation n’a plus de sens. Son paradigme esthétique est le réalisme qui s’affranchit de tout modèle académique d’origine antique. « Le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l’artiste » 57 , écrit Courbet. Même s’il retrouve le chemin d’une poétique, le système stanislavskien s’oppose d’abord au modèle rhétorique et à l’imitation.

Notes
52.

Rhétorique, 1403 b 20-22 « la troisième partie [de la rhétorique] qui a la plus grande puissance et dont l’étude n’a jamais été entreprise est ce qui concerne l’action [hupokrisis]. » L’hupokrisis désigne littéralement le jeu de l’acteur. Aristote reconnaît quelques lignes plus bas en 1403 b 35-36 : « L’art autour de ces éléments [le jeu de l’acteur, l’action] n’a pas encore été constitué ».

53.

Sur tout ceci, cf. Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), édités par Sabine Chaouche, Honoré Champion, Paris, 2001.

54.

Voir à ce sujet le livre de Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIII e siècle, Paris, PUF, 1998.

55.

Rémond de Sainte-Albine, Le comédien, chapitre 1, in : Sept traités..., op. cit., p. 548.

56.

Ibid., p. 549.

57.

Courbet « Le Manifeste du réalisme », cité dans Jacqueline Lichtenstein (dir.), La peinture, Larousse, Paris, 1995, p. 692.