La voie de l’inspiration

Le refus de la convention pour Stanislavski se fait en faveur de la nature, comprise comme nature organique, libre spontanéité de l’artiste. En cela, Stanislavski participe effectivement de la théorie de l’inspiration, même si le furor poeticus est par lui compris de manière physiologique et surtout psychologique. L’inspiration est décrite, dés le début de la présentation du « système » à travers l’expérience inaugurale de l’acteur Nazvanov, narrateur de ce traité qui revêt la forme de son journal intime.

Lors du spectacle de présentation 58 , préalable nécessaire à l’enseignement des éléments, et sorte de passage initiatique, le vertige ressenti par l’attrait captivant et paralysant de l’espace situé au-delà du cadre de scène, la lumière très forte provoquent chez l’acteur une tension extrême dans le processus du jeu. Cette tension induit un accroissement de l’action extérieure et des mouvements physiques anarchiques qui sont comme une force élémentaire exprimée par l’acteur. La production verbale est décrite comme une éruption, un écoulement semblable à la lave d’un volcan (slovoizverženie). Cette lutte intérieure de l’acteur avec lui-même (entre la conscience de son impuissance et l’action) a des conséquences physiques générales, comme la rétractation corporelle de l’acteur assis dans son fauteuil, s’agrippant crispé au dossier ; des conséquences vocales comme le cri et psychologiques, comme le sentiment de honte. Cette exacerbation enclenche, en réalité, dans ce cas extrême, le processus créateur par une sorte de réaction. Elle est décrite comme une rage contre soi et contre les spectateurs.

Cette réaction provoque l’oubli de la peur, l’indépendance, le courage et l’action. Les circonstances de la vie du personnage et celles de l’acteur se rejoignent. Le cri « Du sang ! Iago, du sang ! » est celui de la rage, au dernier stade du désespoir, isstuplenie, frénésie qui enclenche l’expression. Cette action engendre à son tour plusieurs réactions. Chez l’acteur, c’est la réapparition soudaine de l’analyse de la veille du personnage d’Othello, sa douleur aiguë, un sentiment humain universel de pitié envers l’offense ressentie par l’âme d’un homme qui aurait indûment accordé sa confiance. Ce sentiment de confiance trahie, d’humanité blessée, provoque une pitié sincère de la part de l’interprète envers son personnage. Ce sentiment, tragique par excellence, pour Aristote, suscite une attention non dissimulée de la salle que parcourt « un frémissement » semblable à « un souffle de vent sur la cime des arbres» 59  .

Le sentiment dramatique se communique donc sur le mode organique, physique et psychique. Crispation corporelle, sueur, exacerbation des tensions musculaires du corps et des cordes vocales jusqu’au cri, sensation de peur et de honte se résolvent en une réaction spontanée de l’ensemble des forces organiques physiques et psychiques de l’acteur qui mènent à l’action naturelle, conforme aux circonstances proposées. C’est la réaction humaine de Nazvanov qui conduit à une action analogue à celle d’Othello dans les circonstances proposées par Shakespeare et l’analyse de l’ami Pouchtchine. Cette action-réaction coordonne ainsi d’elle-même les appareils expressifs de l’acteur : voix, corps, mouvements dans l’espace, sentiments, pensée sur la signification du personnage, relation au partenaire et contact avec le public. L’apparition réactive de la vie sur scène harmonise ainsi les différentes facultés de l’acteur : la nature est seule capable d’accorder ces instruments de la création. Ce travail, comme le dit Tortsov, au chapitre suivant, n’est accessible qu’à notre seule « nature organique » 60  qui est proprement artiste. Et il ajoute :

‘« Aucune technique d’acteur, fût-elle la plus raffinée, ne peut se mesurer à elle. Elle a tous les droits. Ce point de vue et ce rapport à notre nature artistique sont tout à fait typiques de l’art de la vie éprouvée 61  ». ’

Stanislavski ajoute que ces paroles sont dites par Tortsov avec fièvre. 

Pourtant l’inspiration, si elle sert de principe régulateur à l’esthétique stanislavskienne, n’est pas une règle d’enseignement qui puisse se plier à une systématisation. Le cadre de Stanislavski est celui d’une psychologie, tirée notamment de la lecture du psychologue français Théodule Ribot. L’inspiration qui est le but de l’art est du domaine de la nature ou du subconscient. Elle définit l’art, comme on le verra, par la valeur d’une expérience esthétique singulière que Stanislavski nomme la vie éprouvée : pereživanie. Mais l’essentiel du système consiste en une poétique consciente qui définit, par rapport à cette catégorie première, les éléments techniques (psychotechniques) de l’art de l’acteur. La question de savoir ce qui est art et ce qui ne l’est pas devient ainsi centrale pour le traité et inaugure toute l’entreprise de systématisation artistique de Stanislavski.

Notes
58.

Sa description figure au premier chapitre du Travail de l’acteur, traduit intégralement dans les annexes, cf. texte n°2.

59.

“Le dilettantisme”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 20.

60.

Ibidem, p. 23.

61.

Ibidem.