Nature et organicité

On touche ainsi à la question fondamentale des catégories esthétiques dans lesquelles il est possible de penser le jeu de l’acteur en termes de perception et de jugement et aussi des qualités artistiques pertinentes pour l’acteur qui reposent sur autre chose que sur de simples préjugés subjectifs. Là aussi, esthétique et artistique sont intimement liés dans la mesure où la perception et la réception intérieure par le metteur en scène du jeu de l’acteur sont parties intégrantes de la norme ou de la légalité de cet art. Stanislavski est connu pour son cri de réaction face au jeu de l’acteur : « Ne verju », c’est-à-dire « je n’y crois pas ! » au sens de « je ne fais pas confiance », « je n’accorde pas ma confiance », « ma foi », comme l’on eût dit en ancien français (c’est un correspondant exact du terme de vera : foi, confiance, croyance). Ce cri de ralliement stanislavskien montre aussi bien son sentiment esthétique intérieur, le critère subjectif de son jugement, qu’il manifeste le critère de vérité du jeu de l’acteur, critère réaliste de fidélité à cette vérité. La confiance est l’un des fondements éthiques de l’esthétique stanislavskienne, comme c’est le cas chez Kant 62 .

A contrario, le sentiment de non-vérité est un repoussoir pour cet art. La frontière qui sépare le faux du vrai, le jeu du surjeu (naigryš) est donc très réelle, à la fois subjective et objective. Elle est tout entière contenue dans la réaction ou perception interne dont le metteur en scène est le plus fidèle miroir (plus que le spectateur qui, du fait de son indulgence ou de son peu d’expérience, peut se laisser abuser). De toute façon, cette perception interne de la vérité ou de la non vérité du jeu, c’est-à-dire la vérité (pravda), l’authenticité (dostovernost’), la sincérité (iskrennost’), est d’abord propre à la personne de l’interprète lui-même, peut-être même est-ce lui qui en est le meilleur garant. C’est en fonction de la qualité de la réception de l’action par celui qui la produit que l’on peut juger de sa qualité esthétique et artistique. Il n’y a donc pas, en droit, de séparation de l’éthique et de l’esthétique. C’est la qualité du sentiment qui engendre l’organicité de l’action. C’est ce que l’on appelle dans la théorie théâtrale stanislavskienne et post-stanislavskienne, la perception (vosprijatie), élément fondamental de l’activité artistique de l’acteur, principe dynamique pour le jeu, dans le contact avec le partenaire et avec ses propres images, dans la construction de la pièce et du rôle.

C’est là la profonde originalité de l’art de l’acteur dans une économie esthétique des arts. Le critère de la perception est interne à l’artiste et constitutif de l’art de façon immédiate. Ce que l’on postule tout au plus, c’est le sentiment esthétique de l’artiste qui produit son œuvre, et se résorbe, dans cet art d’interprétation, dans la pure manifestation ou réalisation externe de cet art. La vérité artistique peut donc fort bien s’exprimer en des termes d’origine morale, mais elle n’est pas en soi morale. La vérité dont il s’agit est intérieure et non extérieure, se rapportant au « sens intime », qui pour Kant est l’autre nom du temps. Jamais l’acteur ne peut assumer la valeur d’un signe, le critère de jugement reste la nature :

‘« L’art, la création n’est pas un « jeu », n’est pas « l’artifice » ou la virtuosité de la technique, mais le processus fondateur de la nature spirituelle et organique. » 63

La nature est ici entendue en un double sens. D’un côté, c’est la nature organique de l’acteur, corps et âme, avec d’abord, en apparence, un privilège de cette dernière qui met cette esthétique plutôt du côté du sublime et de la liberté que des règles. La nature, pour Stanislavski, c’est aussi la vie du rôle, la vie d’une personne vivante en gestation. L’art de l’acteur consiste à créer une vie nouvelle qui résulte de la fusion « organique » entre la vie de l’acteur et la vie du personnage. Dans les matériaux utilisés pour Le Travail sur le rôle qui est la troisième pierre non achevée du « système », le processus de rapprochement de l’acteur et du personnage qu’il joue est comparé à une rencontre amoureuse en trois étapes : première rencontre, union sexuelle, naissance d’un enfant. A la fin du premier volume du Travail de l’acteur sur soi, ce motif est déjà clairement développé :

‘« En quoi consiste notre art [tvorčestvo] ?
C’est la conception et la gestation d’un nouvel être : l’homme-rôle. C’est un acte créateur naturel qui rappelle la naissance d’un être humain. (…)
Chaque figure [obraz] artistique scénique est une création unique, impossible à répéter comme tout ce qu’il y a dans la nature. (…)
Dans le processus de la création il y a lui, c’est-à-dire le « mari » (l’auteur).
Il y a elle, c’est-à-dire « la femme » (l’interprète masculin ou féminin, enceint du rôle, qui reçoit la semence de l’auteur, la graine de son œuvre).
Il y a le fruit : l’enfant (le rôle créé).
Il y a les moments où elle et lui font connaissance (l’acteur et le rôle). Il y a la période de rapprochement, celle de leur amour, de leurs disputes, de leurs désaccords, de leur réconciliation, de leur union, de la fécondation, de la gestation. ’ ‘Durant cette période, le metteur en scène aide le processus, comme une sage-femme. » 64

La métaphore continue d’être très précisément filée par Stanislavski, elle révèle ainsi une maïeutique particulière, dans le rapport entre le metteur en scène et l’acteur qui vient, pour ainsi dire, en tiers dans la relation amoureuse et orageuse qui unit l’acteur au personnage en gestation. La théorie de l’acteur de Stanislavski est effectivement produite à l’âge de l’apparition de la mise en scène et nombre des propos qui valent pour l’un, valent aussi pour l’autre. C’est en termes de processus créateur que Stanislavski conçoit le système qui n’est censé s’appuyer et ne révéler que les lois de la nature.

Notes
62.

« Face à une production des beaux-arts, nous devons prendre conscience qu’il s’agit d’art et non d’un produit de la nature ; mais, dans la forme de cette production, la finalité doit paraître aussi libre de toute contrainte imposée par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un simple produit de la nature. (…) et l’art ne peut être appelé beau que lorsque nous somme conscients qu’il s’agit bien d’art, mais qu’il prend pour nous l’apparence de la nature. », Critique de la faculté de jugerop. cit., § 45, p. 260 (V, 306).

63.

“L’art de la vie éprouvée”, 1918, Stanislavski, 1954-1961, VI, p. 74.

64.

“Le subconscient dans la sensation de soi scénique de l’acteur”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 372.