Réalisme et vie

Il s’agit donc de donner la vie, de commencer une vie artistique à partir d’une relation esthétique entre l’acteur et ce qui lui est proposé par l’auteur, le metteur en scène, les circonstances de sa propre vie et jusqu’au chef éclairagiste ou aux bruitages. Il serait aussi possible de trouver une source théorique (je ne parle pas ici en termes d’influence directe) de la notion de pereživanie, qui définit l’art pour Stanislavski, dans sa dimension active et vivante, dans un concept essentiel de l’esthétique allemande depuis Goethe : l’Erlebnis. C’est en s’appuyant sur cette notion que Wilhelm Dilthey théorise la notion de sciences de l’esprit Geisteswissenschaften et fonde une esthétique psychologique et une psychologie historique. Les sciences de l’esprit sont conçues par Dilthey comme le grand pendant aux sciences de la nature. Elles sont fondées sur le fait humain. Elles s’appuient, comme l’avait fait Fechner dans la Psychophysique,sur l’unité du physique et du psychique :

‘« ce que l’on a coutume de séparer comme constituant le physique et le psychique se trouve dans ce fait indistinct (…) nous sommes nous-mêmes nature et la nature agit en nous, inconsciemment, à travers d’obscures pulsions ; des états de conscience s’expriment constamment dans des gestes, dans des expressions de visage, dans des paroles. (…)» 86  ’

Ce que sont les expériences vécues et la mesure selon laquelle elles sont structurantes pour une science de l’esprit peut à cet égard être utilement comparé au lien qui unit dans le système stanislavskien l’émotion vivante, la vie éprouvée, et les circonstances proposées. Dilthey définit ainsi la notion : « les expériences vécues sont le fait immédiat », « l’ensemble acquis de la vie psychique » qui « englobe nos représentations, nos évaluations et nos fins », il « consiste en une synthèse de ses éléments. » 87 L’expérience vécue est donc ce qui informe les activités subjectives des individus et des sujets collectifs de l’histoire. La nature émotionnelle de cet état psychique est plus ou moins affirmée (ce qui me fait placer la notion plutôt du côté des circonstances que de l’émotion vivante pure). La notion d’Erlebnis importe en ce qu’elle peut, pour Dilthey, être l’objet d’une organisation logique et rationnelle, à la différence d’un pur état élémentaire. Elle permet de « faire du psychique le sujet logique des jugements et des débats théoriques.» 88  

Le pereživanie pour Stanislavski est non seulement un critère discriminant en matière esthétique, mais il est à la source d’une poétique de l’acteur. Tous les éléments du système ne sont, comme il est révélé au chapitre XIV, que des éléments de la « sensation de soi intérieure de l’acteur », censée agir indirectement en vue de la manifestation organique de la vie. La notion n’échappe donc pas à la systématisation, elle la traverse plutôt, comme sa ligne « d’action transversale » ou son « surobjectif », pour reprendre le lexique même des éléments du système. Nous n’avons pas affaire à un pur état psychique, mais à une construction rationnelle, ce que Stanislavski appelle la logique et l’enchaînement, l’ordre de succession – logika i posledovatel’nost’, aussi bien dans l’art de l’acteur que dans la constitution ordonnée du système dont la genèse même a tout d’un complexe processus d’évolution.

Cet enchaînement appartient à la trame temporelle des choses, selon l’ordre de succession. Les sciences de l’esprit pour Dilthey « n’ont pas pour objet les impressions telles qu’elles surgissent dans les expériences vécues, mais les objets que crée la connaissance pour que ces impressions se laissent construire. » 89 L’assise factuelle articule expérience vécue, vie, expression et compréhension. Il s’agit de construire une action logique, finalisée, successive et dont on peut rendre raison. C’est le leitmotiv stanislavskien en faveur de l’organisation rationnelle des faits et de l’action dans l’art de l’acteur. Cette attitude que l’on pourrait trouver par trop positiviste fonde chez Dilthey une véritable esthétique dont les échos stanislavskiens, permettent de réarticuler philosophiquement certaines des notions du Système. De même que l’expérience vécue est au fondement des sciences historiques, exemplaires des sciences de l’esprit (qui comprennent aussi la poésie et l’art), l’Erlebnis est la pierre angulaire de toute création poétique :

‘« c’est seulement dans la mesure où un élément psychique ou une combinaison de tels éléments est en rapport avec un événement vécu et avec la représentation de celui-ci qu’il peut être élément constitutif de la poésie. Le fondement de toute poésie véritable est, par conséquent, constitué par l’événement vécu, l’expérience vivante et les composantes psychiques de toute sorte qui sont en rapport avec elle.» 90

Dans le contexte de la création poétique, l’Erlebnis se rapproche du principe cardinal de la vie éprouvée, comme pierre angulaire de l’art stanislavskien. Cela peut justifier par ailleurs de traduire pereživanie par « émotion vécue » sur le modèle de la traduction d’Erlebnis par « expérience vécue », par opposition à l’Erfahrung, concept général de l’expérience. On retrouve chez Dilthey le vitalisme du processus, « le sentiment de la vie qui veut s’exprimer » 91 , le registre de la pulsion et de l’énergie, où « le travail créateur du poète repose partout sur l’énergie avec laquelle il vit la chose» 92  .

L’abandon de toute référence extérieure au beau idéal, ou d’une certaine façon au beau naturel, au canon esthétique, à la théorie de l’imitation, à l’idéal régulateur de l’Antiquité grecque concentre la problématique artistique au niveau de la nature humaine conçue désormais comme créatrice. La « métaphysique du beau » cède la place à « la vie psychique ». Le projet esthétique de Dilthey est donc celui d’une réalité de l’âme humaine créatrice, sinon d’un réalisme.

La concentration sur le processus psychique se retrouve au théâtre d’où elle tire, pour ainsi dire, son origine avec la théorie dite du quatrième mur en germe chez Diderot et affirmée par l’esthétique réaliste de Courbet, d’Antoine et de Stanislavski 93 . Elle isole l’élément créateur « à l’intérieur » de l’âme humaine. C’est d’elle-même et des objectifs, des désirs, des aspirations qu’elle se fixe que naît la vie de l’œuvre, la création et, dans le cas de l’acteur, le processus du jeu vivant.

L’art de la représentation qui s’oppose chez Stanislavski à l’art de la vie éprouvée apparaît comme plus figuratif. Citant Coquelin, Stanislavski y compare visiblement l’acteur à un peintre qui copie d’après nature son modèle et le transporte sur la toile 94 . C’est exactement la reprise du modèle imitatif diderotien, une copie qui est une « singerie », mot utilisé par Diderot avec, il est vrai, l’adjectif « sublime » 95 . Cet art est, dans le vocabulaire de Stanislavski, désigné comme convention. Le fait est notable si l’on se place du point de vue de la constitution des catégories esthétiques théâtrales. C’est précisément la convention qui est le premier terme revendiqué par Meyerhold, mais de façon positive, comme « convention consciente ». La représentation, souvent conçue en termes plastiques, et faisant signe, sous la plume de Stanislavski, vers les modèles de perfection de la Comédie-Française à l’époque des grands tragédiens, peut aussi être comprise comme une forme d’expression positive, mise en avant esthétiquement, fût-ce sous d’autres noms.

Dans les classifications de l’art de Stanislavski, le pôle dominant qui s’oppose au pereživanie n’est pas la représentation, celle-ci venant comme par surcroît, pour désigner une tentative, fructueuse tout de même, de faire art, avec une exigence très grande reportée sur la manifestation extérieure du sentiment intérieur, mais la catégorie de l’artisanat – remeslo qui forme la matière de plusieurs écrits préparatoires et finalement d’une section du second chapitre du Travail de l’acteur sur soi consacré aux catégories artistiques. C’est l’acteur Govorkov qui est artisanal. Le remeslo se distingue alors de la représentation par l’absence totale de pereživanie. La définition de l’artisanat ne passe que par l’acquisition d’un savoir-faire qui consiste à maîtriser l’expression des clichés. L’on sent à certains moments cette catégorie tendre vers un bas degré de l’art de la représentation, désignée comme singerie, alors que la vie éprouvée commence à faire défaut.

L’artisanat offre la singularité de proposer une multitude d’effets plastiques. On a cité la comparaison du cliché avec la sculpture grecque qui en serait le prototype dénaturé. Le cliché fonde pour Stanislavski « un rituel figuratif de l’acteur » 96 ou un « effet de tableau des poses et des gestes » 97 particulièrement fort dans l’opéra, le ballet ou la « tragédie faussement classique ». La figuration semble se trouver donc du côté de l’absence d’art qui pratique l’illustration ou la singerie. Là où la beauté (krasota) s’oppose à la joliesse (krasivost’). Même la contorsion (lomanie) qui est à l’avant-dernière place dans les catégories du jeu de l’acteur est la manifestation de la capacité imageante de la conscience qui traduit en images chacune des impressions. « L’exploitation de l’art » qui détourne la scène de ses fins est exemplifiée par l’actrice Veliaminova qui fait preuve de coquetterie et utilise sa plastique en un sens qui n’est certainement pas scénique.

Le privilège psychologique de l’art stanislavskien en fait la profonde originalité. Mais l’esthétique de Stanislavski est aussi une poétique qui se formule dans les éléments du système, éléments conscients qui commencent par l’imagination. Le travail même de l’acteur suit sans cesse une double direction qui est censée manifester une unité organique, celle de l’âme et du corps, de la vie éprouvée et de l’incarnation scénique, du sentiment et de la forme artistique. Le travail proprement psychologique, lui-même guidé par l’imagination, produit un champ figuratif. L’exposition, quelque peu aride, des catégories de l’esthétique de l’acteur par Stanislavski intervient finalement après l’expérience de jeu des acteurs, c’est-à-dire après la présentation d’images vivantes. Surtout, comme le dit Tortsov :

‘« Diviser l’art en catégories n’est possible qu’en théorie. La réalité et la pratique se fient des rubriques. Elles mélangent toutes les directions. Et c’est vrai que nous voyons souvent de grands acteurs qui par faiblesse humaine se rabaissent jusqu’à l’artisanat tandis que les artisans par instants s’élèvent jusqu’à un art authentique. ’ ‘C’est la même chose qui se passe dans l’interprétation de chaque rôle à chaque spectacle. A côté des moments d’authentique vie éprouvée on rencontre des moments de représentation, de contorsion artisanale et d’exploitation [de l’art]. Il est d’autant plus indispensable que les acteurs connaissent les frontières de leur art, d’autant plus important que les artisans connaissent la limite au-delà de laquelle l’art commence. » 98

La catégorisation esthétique, dans le cadre d’une poétique de l’acteur, n’a qu’une fonction heuristique. Elle permet d’exprimer certaines potentialités de la pratique de l’acteur et de lui donner une première hiérarchie figurative dont l’art authentique pourrait, à première vue, sembler exclu. Nous voudrions montrer qu’il n’en est rien, que précisément les déterminations figuratives des différentes directions artistiques témoignent d’une conscience figurative essentielle à la manifestation du « système » et à la constitution d’une esthétique de l’acteur par traduction d’un langage plastique dans un autre, traduction partielle, déformée, refusée parfois, mais qui laisse des traces conceptuelles dans la théorie et la pratique de l’acteur et permet de penser la formation de l’acteur et l’œuvre du metteur en scène comme élément artistique. Les catégories plastiques et figuratives doivent alors sans cesse être redéfinies par Stanislavski, ses disciples et ses adversaires.

Nous pensons que, dans le cas du théâtre, comme probablement dans d’autres champs artistiques, le réalisme n’est pas exclusif d’une exploration formelle très poussée, déplacée cependant dans le domaine de la psychologie. Il nous faut pour cela retrouver les pratiques figuratives du système qui porte en lui des potentialités figuratives au point de vue conceptuel, avec des notions figuratives appliquées au jeu de l’acteur (ligne, dessin, image, couleur, perspective…), mais également d’authentiques pratiques figuratives qui peuvent rendre raison du passage du figuratif au dramatique. Plutôt que d’envisager d’emblée une exploration historique et conceptuelle de la formation d’une théorie de l’acteur constituée chez Stanislavski, nous voudrions ressaisir, dans la pratique même, certains gestes et certaines de ces impulsions figuratives. Les exercices pédagogiques de deux héritiers de Stanislavski peuvent nous en donner l’occasion.

Les « directions » artistiques selon Stanislavski (Travail de l’acteur sur soi, I, ch. 2)
Nom russe Traduction Acteur caractéristique Définition Référence historique ou artistique Sous-catégorie de déformation
pereživanie vie éprouvée Nazvanov Maloletkova « éprouver des sentiments analogues au rôle à chaque fois et à chaque reprise du rôle » Salvini nutro : jeu avec les tripes
predstavlenie représentation Choustov « recherche de la forme artistique extérieure de la création scénique » Coquelin l’Aîné peredraznivanie : singerie,convention
Remeslo artisanat Govorkov « rapporter le texte du rôle, en l’accompagnant de procédés du jeu scéniques, élaborés une fois pour toutes » clichés de l’opéra, du ballet, de la tragédie émotion d’acteur, hystérie scénique, naigryš : surjeu
Lomanie contorsion, grimace Viountsov Nazvanov « met en œuvre sans discernement les premiers clichés “communs aux hommes” ou “hérités” qu’elle trouve non polis et non préparés pour la scène » signes figuratifs extérieurs de la vie quotidienne  
ekspluatacija iskusstva exploitation de l’art Veliaminova « montrer ses mains, ses pieds, faire carrière, détourner la scène de ses fins artistiques à des fins personnelles » coquetterie  
Notes
86.

Dilthey, L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, traduit et présenté par Sylvie Mesure, Paris, Les éditions du Cerf, 1988, p. 31.

87.

Ibidem, p. 32.

88.

Ibidem.

89.

Ibidem, p. 37.

90.

« L’imagination du poète. Eléments d’une poétique » (1887) in : Dilthey, Ecrits d’esthétique, traduit par Danièle Cohn et Evelyne Lafon, Paris, Les éditions du Cerf, 1995, p. 57.

91.

Ibidem, p. 60.

92.

Ibidem.

93.

Sur tout ceci voir la trilogie de Michael Fried, en particulier La Place du spectateur et Le Réalisme de Courbet.

94.

L’exemple de Coquelin est la création du rôle de Tartuffe, comparée à la peinture d’un portrait (cf. traduction du chapitre en annexe).

95.

“Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait...” in : Diderot, Paradoxe sur le comédien in : Oeuvres IV, édition Laurent Versini, Robert Laffont, Paris, 1996, p. 1384.

96.

“L’art scénique et l’artisanat scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 37.

97.

Ibid. p. 36.

98.

Ibid. p. 43.