Chapitre 1 : Knebel et Popov, origines et précédents

Maria Knebel

Maria Knebel (1898-1985) fut pendant plusieurs décennies l’âme de la faculté de mise en scène du GITIS, l’un des lieux névralgiques de la formation théâtrale russe depuis les années trente, en particulier pour la mise en scène. Elle y vint en 1948 99 et y enseigna jusqu’au début des années quatre-vingt. Elle put former ainsi de jeunes metteurs en scène pendant trente-cinq ans. Par ailleurs, elle anima plusieurs ateliers de formation pour des metteurs en scène en activité. Son expérience pédagogique a été recueillie dans un très beau livre sur la pédagogie théâtrale : La Poésie de la pédagogie, publié en 1979. Quant à son propre parcours théâtral, il est retracé dans ses Mémoires : Toute ma vie 100 .

Elle fit ses débuts au théâtre à dix-neuf ans au Studio de Mikhaïl Tchekhov et continua ensuite au sein du second Studio du Théâtre d’Art et au Théâtre d’Art lui-même, comme actrice. Par la suite, elle commença la pratique de la mise en scène dans les années trente ainsi que la pratique pédagogique, à l’instigation de Stanislavski, qui lui demanda d’assurer les cours d’art verbal dans son dernier Studio, le Studio d’Opéra et de Drame 101 . Exclue du Théâtre d’Art après la guerre, notamment du fait de ses origines juives, elle rejoignit le Théâtre Central pour Enfants, comme directeur artistique et le GITIS, comme assistante pédagogique de l’acteur et metteur en scène Alexeï Popov. C’est là qu’elle joua un rôle déterminant dans le domaine de la pédagogie. Au Théâtre Central pour Enfants, elle encouragea l’éclosion d’une nouvelle vague théâtrale avec notamment l’acteur-metteur en scène Oleg Efremov, futur fondateur du théâtre Sovremmenik puis directeur artistique du Théâtre d’Art de Moscou, et le metteur en scène Anatoli Efros, qui furent deux des principaux metteurs en scène novateurs dans le théâtre russe d’après-guerre.

Mais avant tout, Maria Knebel est la fille d’un célèbre éditeur, originaire d’Autriche-Hongrie, qui fit fortune dans la Russie du tournant du siècle grâce à ses éditions d’art. Il fut, entre autres, l’éditeur de l’Histoire de l’art russe de I.E. Grabar. Cette figure paternelle est sans doute à la racine du goût prononcé de sa fille pour les œuvres d’art plastiques. Son père se fit un nom par la reproduction des chefs d’œuvre de la peinture russe de la collection Tretiakov. La Galerie Tretiakov (ill. 1 et 2), principal musée d’art russe au monde, est l’un des hauts lieux de l’intelligentsia russe. C’est là que celle-ci vient se ressourcer et communier avec les grandes œuvres du passé national, principalement les tableaux des Ambulants, les portraits du réalisme russe de la fin du XIXe siècle, les paysages, les tableaux historiques qui fondent une conscience nationale et culturelle russe 102 . S’y joignent également quelques œuvres des peintres du début du XXe siècle, notamment du mouvement Le Monde de l’art. Maria Knebel fut, dans les moments difficiles de son existence, guide à la Galerie Tretiakov pour subvenir à ses besoins alors qu’elle travaillait au Théâtre d’Art. De son côté, son collègue, Alexeï Popov, raconte dans ses Mémoires, comment jeune étudiant d’une école de dessin et de peinture de Kazan, copiant des tableaux pour gagner sa vie, figurant dans des spectacles à Saratov, dont il est originaire, et rêvant de faire du théâtre, il vint pour la première fois à Moscou pour entrer à l’école du Théâtre d’Art. Après l’examen préalable que lui fit passer la célèbre actrice du Théâtre d’Art Germanova, il courut à la Galerie Tretiakov, admirer les paysages de Lévitan et les tableaux de Serov 103 (ill. 32 et 33).

Pour les habitants de Moscou, le Musée des Beaux-Arts (ill. 3) fondé par Ivan Tsvetaïev 104 , père de la poétesse Marina Tsvetaïeva, est un autre lieu de culte artistique, un temple du Beau, ou plutôt, selon l’esthétique réaliste, un temple de la vérité et de la vie vue à travers l’art. Ces institutions muséales devinrent aussi pour Popov et Knebel une sorte de bibliothèque ou de champ d’exercice de la pratique théâtrale.

Ces éléments biographiques et ces référents culturels font sans doute de Knebel et de Popov des témoins particulièrement éclairants sur les pratiques figuratives dans la pédagogie théâtrale russe. Tous deux sont des élèves de Stanislavski. Oeuvrant dans la Russie des années 1950, et bien au-delà pour Knebel, ils se situent nécessairement dans le cadre de ce système. Comment la vision figurative réagit-elle à l’école psychologique ? Quel besoin ces metteurs en scène-pédagogues ont-ils de recourir aux tableaux et aux sculptures ? C’est que figuration plastique et dramaturgie se croisent dans l’apprentissage pédagogique à des niveaux subtils de la psychologie du jeu de l’acteur et de la conscience spatiale du metteur en scène.

Maria Knebel est à l’origine une élève de Mikhaïl Tchekhov. Elle fut formée à l’école de l’improvisation. Son intérêt va d’abord au jeu de l’acteur et non à un privilège accordé à la forme scénique visuelle. L’utilisation des tableaux et des sculptures peut donc apparaître comme surprenante. Les enjeux en sont multiples. La nécessité de recourir à des moyens figuratifs dans la formation de l’acteur et du metteur en scène, (en l’occurrence, il n’y a pas, au début de ce processus, de différence fondamentale) va en tout cas plus loin qu’une simple attirance personnelle. Cette pratique pédagogique permet de poser un certain nombre de problèmes liés à l’interaction des catégories figuratives et dramatiques.

Notes
99.

Knebel, Toute ma vie, VTO, Moscou, 1967, p. 535.

100.

Deux de ses principaux ouvrages théoriques viennent d’être traduits en français, dans une édition refondue par Anatoli Vassiliev qui est un de ses nombreux élèves, cf. Maria Knebel, L’Analyse-action, adaptation Anatoli Vassiliev, traduit par Nicolas Struve, Sergueï Vladimirov et Stéphane Poliakov, Actes sud-papiers-ENSATT, 2006. Cette édition regroupe Le Verbe dans l’art de l’acteur, son premier ouvrage écrit en 1954 et La méthode de l’analyse par l’action de la pièce et du rôle, parue en 1959.

101.

Rappelons que les Studios sont des structures à la fois pédagogiques et expérimentales qui permettent à un acteur ou un metteur en scène de développer une activité artistique, en dehors des contraintes des théâtres existants. Le premier Studio du Théâtre d’Art fut fondé en 1905 par Stanislavski et confié à Meyerhold. Le Premier Studio du Théâtre d’Art fut organisé par Stanislavski et Soulerjitski en 1912 et ouvrit ses portes en 1913. Il devait servir de « laboratoire » du système. Vakhtangov, Mikhaïl Tchekhov, Alexeï Popov, notamment en sont issus. S’ouvrirent ensuite le deuxième et le troisième Studio du Théâtre d’Art (celui de Vakhtangov) et la mode des Studios proliféra à Moscou dans les années vingt et trente. Dans les années 1910, Meyerhold à Saint-Pétersbourg anima plusieurs Studios (Studio de la rue Joukovski, Studio de la rue Borodine). Pour un tableau récapitulatif des Studios dans la structure du Théâtre d’Art, cf. annexes.

102.

Voir les illustrations dans les annexes de la présente recherche.

103.

A. D Popov « Souvenirs et réflexions sur le théâtre » in : A. D. Popov, Héritage artistique, vol. 1, Moscou, VTO, 1979 [1ère édition russe, 1963], p. 57-59.

104.

Cf. I. V. Tsvetaïev crée un musée, Moscou, Galart, 1995. Le Musée des Beaux-Arts de l’Université de Moscou ne fut inauguré qu’en 1912, mais le projet est né dans les années 1894-1898, en même temps que le Théâtre d’Art, d’abord comme un musée d’antiquités et de moulages, puis comme musée des Beaux-Arts. Il a pris le nom de Musée des Beaux-Arts Pouchkine en 1937, à l’époque soviétique.