L’enjeu pictural

Pour Knebel, dans l’article intitulé « Les peintures et les sculptures comme fondement des exercices et des études » 106 , ce travail pédagogique entre dans le cadre de la mise en éveil de l’attention de l’élève acteur-metteur en scène. Cette perspective est plus claire dans ce qui est sans doute l’origine de cet article dont tout le début est une reprise, légèrement modifiée, du texte de Knebel paru en 1976 dans son livre La Poésie de la pédagogie. Ce livre rassemble l’expérience pédagogique de Maria Knebel à la faculté de mise en scène du GITIS. Il est écrit sous une forme originale. Ce n’est ni tout à fait un manuel théorique de formation à la mise en scène (les deux ouvrages récemment traduits en français rentrent dans cette catégorie), ni vraiment des Mémoires (l’autobiographie Toute ma vie en a davantage l’apparence, même si elle ressortit au même genre que Ma Vie dans l’art de Stanislavski – l’autobiographie artistique). Le plan de l’ouvrage est calqué sur le cursus de formation à la mise en scène qui est en Russie de cinq années. Le livre commence donc par une ample description réflexive des examens d’entrée à la faculté de mise en scène du GITIS et se clôt sur le spectacle de fin d’études de la promotion, au terme du cycle. Chemin faisant, Knebel égrène des souvenirs, cite des exemples d’études, de succès et d’échecs, mais ces exemples ont une vertu elle-même plus pédagogique que narrative. Il s’agit de généraliser l’expérience, d’expliquer les étapes du processus de formation, en fonction des exercices pratiques, très abondamment décrits, et des éléments principaux du Système de Stanislavski, discrètement enrichi de points qui tiennent de Mikhaïl Tchekhov ou de Nemirovitch-Dantchenko. Knebel mêle ainsi délibérément des exemples empruntés à des promotions différentes et nous fait assister à une sorte de parcours idéal de l’apprenti metteur en scène sur cinq années. Les exercices sur les tableaux (puisque c’est uniquement sur eux que porte le passage du livre à la différence de l’article qui y adjoint la sculpture et le travail sur les objets) commencent très tôt dans ce cursus puisque Knebel les décrit dès l’étape des examens d’entrée.

Le jury demande à l’étudiant de réciter des vers, mais aussi d’imiter un animal et une personne. C’est, de façon caractéristique, juste après le passage portant sur l’imitation (d’un coq, d’un ami, d’un acteur) qu’intervient l’exemple de la peinture. Knebel présente des albums, des monographies aux étudiants et leur demande, dans certains cas, lorsque cela lui semble possible, de « jouer » tel ou tel tableau que l’étudiant connaît bien. La peinture est à cet instant définie comme un auxiliaire indispensable de l’art du metteur en scène :

‘« Un metteur en scène doit nécessairement connaître et aimer la peinture. Cet art voisin nourrit la mise en scène. La peinture aide également le metteur en scène dans l’étude de la composition et dans l’étude de l’art des mouvements et des positions des acteurs dans l’espace [misanscenirovanie].
Alexeï Dmitrievitch Popov disait que ses maîtres étaient des peintres. Il a appris d’eux l’art de distribuer les êtres dans l’espace, de les disposer de telle façon que l’essence de ce qui se produit soit claire et expressive. » 107

Plusieurs notions essentielles apparaissent dans ce court passage, qui est suivi d’une description complète de la mise en scène par un futur étudiant du tableau de Fedotov Le déjeuner de l’aristocrate (ill. 19). La notion d’art voisin – smežnoe isskustvo – revient souvent sous la plume de Knebel et d’autres pédagogues-metteurs en scène. Ces arts sont en général présentés comme étant la littérature, la musique et la peinture. Ils ne sont pas seulement apparentés à la mise en scène, ils sont en quelque sorte constitutifs de son apparition et de son existence. Cela est évident, d’un point de vue traditionnel, pour la littérature, qui est l’assise de notre théâtre. Cela peut encore se concevoir, d’un point de vue historique, pour la musique. Le metteur en scène, comparé au chef d’orchestre, semble sorti tout armé de la tête de Richard Wagner et du Gesamtkunstwerk. Mais, c’est plus inattendu, sans doute, pour la peinture et les arts figuratifs en général, à l’exception notable de la pensée de Diderot, qui unit constamment réflexion picturale et tableau scénique et même art du comédien.

Les deux raisons invoquées par Knebel sont d’ordre extérieur et peuvent se concevoir aisément. Il faut toutefois en saisir la profondeur et les prolongements. D’abord l’intérêt de la peinture est exclusivement référé par le pédagogue à la mise en scène, comprise comme mise-en-scène extérieure. Dans le vocabulaire théâtral russe, il s’agit d’un terme très spécifique qui désigne la disposition, l’arrangement du spectacle du point de vue des mouvements de l’acteur, non seulement de ses déplacements ou de ses positions sur scène, mais aussi du dessin général que prennent toutes les figures scéniques. Le terme ne renvoie donc pas directement aux décors. Cette mise en mouvement de la figure et des éléments scéniques, dans leur composition formelle, se dit en russe mizanscena. Les traductions peuvent varier : disposition ou mouvement scénique, déplacements, jeux de scène. Nous le signalons simplement par l’usage des italiques et des tirets, car cela devient un concept en soi, une partie de la « mise en scène au sens large », désignée en russe par le terme de režissura dont les mizansceny – les mises-en-scène – proprement dites ne sont qu’une partie,éminemment figurative. Le metteur en scène au sens large – režissër – doit être acteur pour le comprendre intimement, il doit pouvoir composer la dramaturgie de l’œuvre, mais aussi inventer l’expression plastique de la figure de l’acteur en liaison avec les mouvements du texte, et c’est seulement là qu’interviennent les mises-en-scène.

Knebel utilise l’expression de misanscenirovanie, l’art des mises-en-scène. Pour reprendre les vieilles catégories rhétoriques, fondatrices de nos catégories artistiques, il s’agit d’un art de la composition 108 , de la disposition harmonieuse des parties, mais uniquement en fonction du mouvement des figures humaines dans l’espace théâtral. Il est symptomatique que ce mot français de mizanscena, écrit par Stanislavski le plus souvent dans notre langue, n’ait plus d’équivalent familier dans la pratique théâtrale actuelle. La mise-en-scène, comme nous le verrons, se dessine. Il s’agit du dessin des mouvements scéniques de l’acteur, de l’agencement de ses positions physiques dans l’espace sur scène, de sa façon non seulement de prendre la pose, comme dans une sculpture ou une peinture, mais également de bouger. Elle recouvre aussi bien les déplacements que la place des individus ou des groupes dans l’espace, les jeux de scène et certains usages des accessoires, des éléments de décor ou de décoration pour reprendre une terminologie du XIXe siècle où la décoration renvoyait aux objets mobiles de la scène (mobilier, etc) 109 .

Il y a toute chance que ce soit comme « étude de la composition » qu’il faille comprendre le premier rôle de la peinture au théâtre. La composition est entendue au sens pictural, comme arrangement des parties de la composition scénique. Il s’agit donc de l’aspect visuel de l’art scénique, comparé implicitement à un tableau. On retrouve là les intuitions de Diderot, étudiées par Pierre Frantz, dans un livre qui se rapproche fortement de notre thème, dans un autre contexte 110 . Cependant, de même que le tableau diderotien était dramatique en ce qu’il faisait apparaître un moment privilégié, culminant de l’action dramatique susceptible de « faire tableau », l’art de la composition qui se réfère de façon originaire à la musique et à la peinture trouve son sens théâtral en se constituant en dramaturgie. Voici ce qu’écrit M. Knebel, citant une nouvelle fois A. D. Popov :

‘« Nous voyons, comment la masse que constituent plusieurs personnes qui parfois se scindent en plusieurs groupes, ayant une attitude différente à l’égard de ce qui se passe dans la pièce ou dans le tableau, vit en même temps d’un seul et même événement. Cet événement est exprimé à travers les êtres humains, parmi lesquels il y a très souvent un objet central. Dans les œuvres de peinture ces objets sont fixés alors que sur scène, ils alternent en fonction de l’action qui se développe. » 111

Le rapport entre le théâtre et la peinture rejoint ici les propos théoriques de Lessing, figure essentielle, pour établir certains termes de cette problématique. Le rapport fixe, opposé au rapport successif, conditionné par une dramaturgie, est bien le prisme par lequel il différencie le théâtre et les arts figuratifs, exemplifiés par la sculpture dans le Laocoon. La sculpture grecque qui s’étend dans l’espace est à cet égard inférieure au poème de Virgile qui se développe dans le temps :

‘« S’il est vrai que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, tandis que celle-ci se sert de sons articulés qui se succèdent dans le temps (…) alors des signes juxtaposés ne peuvent exprimer que des objets juxtaposés, de même que des signes successifs ne peuvent traduire que des objets, ou leurs éléments successifs. (…) Les corps avec leur caractère apparent sont les objets propres de la peinture (…) les actions sont donc l’objet propre de la poésie. (…) Pour ses compositions qui supposent la simultanéité, la peinture ne peut exploiter qu’un seul instant de l’action et doit par conséquent choisir le plus fécond, celui qui fera mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit. De même, la poésie, pour ses imitations successives, ne peut exploiter qu’un seul des caractères des corps et doit par conséquent choisir celui qui en éveille l’image la plus suggestive dans un contexte donné. » 112

L’espace et le temps sont donc des notions dramaturgiques essentielles pour la compréhension de l’enjeu figuratif au théâtre et des transformations qu’il y subit. Reste que l’appréhension première de la peinture relève de la composition scénique extérieure, de l’organisation de l’espace scénique qui suppose la délimitation de cet espace. La division de l’espace scénique est un acte essentiel du metteur en scène qui définit l’espace de jeu. De façon très primitive, elle consiste en une délimitation, vygorodka, disposition de marques spatiales et matérielles (chaises, paravents, etc…) qui permettent de définir des espaces différenciés, comme ceux d’un appartement, par exemple. Cet acte est purement celui d’un metteur en scène. La mise-en-scène au sens russe renvoie donc bien à ce que l’on entend le plus souvent par mise en scène dans notre culture théâtrale : l’aspect visuel, décoratif du spectacle, mais en un sens, on le voit, bien plus précis. En outre les mises-en-scène des acteurs ne forment qu’une partie de l’art total du metteur en scène dont le nom russe et allemand de régisseur 113 vient là aussi du français.

Notes
106.

Cet article est paru dans le manuel intitulé Le métier du metteur en scène, publié par la faculté de mise en scène du GITIS à Moscou, qui rassemble des contributions d’enseignants, consacrées au cursus de cinq années de cette formation. Les exercices liés aux tableaux appartiennent à la fin de la première année d’enseignement. Nous en avons traduit de larges extraits de ce texte qui figurent en annexe, cf. texte N°4.

107.

Maria Knebel, La Poésie de la pédagogie, Moscou, VTO, 1976, p. 28.

108.

Cf. Michael Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture 1340-1450, Paris 1989.

109.

Voir l’article “décor, décoration” dans Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, Firmin-Didot, Paris, 1885, reprint éditions d’aujourd’hui, 1985.

110.

Pierre Frantz, op. cit., Paris, PUF, 1998.

111.

Maria Knebel, article cité, p. 69, la citation de Popov est extraite de La Totalité artistique du spectacle, Moscou, 1958, p. 213.

112.

Lessing, Laocoon, traduction française de Courtin, Hermann, Paris, 1990, p. 120-121.

113.

En russe režissër donne režissura : l’art de la mise en scène, la mise en scène au sens le plus général.