Peinture et drame

Ainsi, Knebel et Popov sont deux complices dans la pédagogie de la mise en scène au GITIS. Knebel reconnaît néanmoins la primauté de Popov qui a connu le Premier Studio (elle-même n’a commencé qu’au Studio de M. Tchekhov, puis au Second Studio du Théâtre d’Art) et surtout c’est lui qui l’a fait venir au GITIS, à la faculté de mise en scène. Knebel semble avoir beaucoup de respect pour ses talents pédagogiques, de mise en scène et ses expressions théoriques.

Dans son article, elle le cite d’emblée pour qualifier leurs maîtres, Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko, de peintres. D’ordinaire, nous traduisons le terme de hudožnik, très courant, dans le lexique théâtral russe, par artiste. L’acteur, le metteur en scène doit être un hudožnik, un artiste, c’est-à-dire un créateur authentique avec une sensibilité artistique. Le Théâtre d’Art est le Hudožestvennyj teatr, le Théâtre artistique, selon une traduction plus littérale adoptée par Claudine Amiard-Chevrel 114 . Dans le cas du nom choisi par les deux fondateurs du théâtre, le référent pourrait être plutôt littéraire, si l’on pense que la grande littérature est précisément dite en russe hudožestvennaja literatura. Mais, c’est également le contexte de renouveau de la culture musicale et picturale russe avec les expositions des Ambulants qui peut avoir conditionné le contexte esthétique de ce choix de nom.

Dans le cas de la phrase de Knebel, citant Popov, il faut bien entendre, et en réalité, c’est souvent le cas, hudožnik, comme peintre. Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko, comme peintres ? Voilà qui peut sembler paradoxal. Nemirovitch-Dantchenko a commencé sa carrière comme écrivain et dramaturge et c’était le chemin de croix de toute sa vie théâtrale de metteur en scène et de directeur de théâtre que de trouver du temps pour écrire. Son univers est donc plutôt littéraire. Comme on le sait, c’est lui qui imposa Tchekhov dans le répertoire du nouveau théâtre et, dès la première rencontre mémorable au Bazar Slave avec Stanislavski en 1897, une primauté (manifestée par un droit de veto) lui fut reconnue pour toutes les questions touchant au répertoire. Quant à Stanislavski, c’est avant tout un acteur, venu de l’amateurisme éclairé et aisé. Issu de la très riche classe marchande de Moscou, de l’élite bourgeoise, il est acteur, metteur en scène, organisateur de théâtre. Si l’on peut lui reconnaître une compétence non théâtrale, elle toucherait, à la rigueur, au domaine musical. Il apprit la musique et le chant, exerça des fonctions au sein de la Société musicale russe dont son père était mécène et, durant toute sa vie, il fut tenté par le monde musical, ce dont témoignent ses tentatives de rapprochement de l’univers lyrique et dramatique.

Comment donc qualifier de peintres les pères fondateurs du théâtre moderne russe? Knebel ne fait qu’esquisser une réponse. Il s’agit là encore de mise-en-scène extérieure. Le metteur en scène distribue les figures dans l’espace scénique, comme le peintre distribue les figures sur sa toile. Il pratique ainsi la composition au sens étymologique du terme (mettre ensemble). Son art est de synthèse. Mais disposer les acteurs sur la scène n’est pas une simple entreprise extérieure, statique, comme peut le suggérer ce lexique de la position (composition, disposition) et de la stabilité : rasstanovka, disposition, postanovka, mise en scène, au sens français d’agencement extérieur du spectacle.

La distribution spatiale dont parle Popov – raspredelenie – est aussi une distribution temporelle pour l’action. Il s’agit de rendre facile la circulation de l’acteur, le mouvement sur l’espace de la scène et dans le temps, certes limité de l’action scénique : trois minutes pour l’exercice de peinture, lors des examens d’admission à la faculté de mise en scène. Les éléments doivent être placés en prévision d’une action, d’un sens, d’un objectif. Ce qui vaut pour les objets vaut pour les acteurs. Il faut les mettre dans de bonnes dispositions (raspoložyt’) pour faire en sorte que leur action corresponde à « l’essence de ce qui se passe ». Le vocabulaire figuratif devient ainsi subtilement dramatique. Ce qui change, ce qui se passe renvoie à l’événement : ce qui arrive, ce qui advient, langage propre de l’art dramatique pour cette école de mise en scène. Le mouvement est celui de l’intrigue, du développement de l’action, mais aussi et surtout, dans le contexte du théâtre réaliste stanislavskien, le mouvement psychologique, les subtilités des impressions, des sentiments. Cela est confirmé dans un paragraphe du même passage du livre de M. Knebel :

‘« Parfois, je demande au candidat de me dire quel peintre il aime. Puis, quel tableau de ce peintre il connaît au point de pouvoir décrire sa gamme de couleurs, la disposition des figures, de nous faire découvrir la psychologie des personnes représentées sur le tableau, de nous raconter ce au nom de quoi le peintre a peint le tableau. » 115

Si les deux premières exigences ressortissent au plan visuel de la mise en scène extérieure et spatiale, les deux dernières renvoient au monde intérieur du sujet : à la psychologie des personnages représentés dans le tableau et au surobjectif de l’auteur de la toile. C’est la construction de ces catégories qui intéresse en tout premier lieu le système de Stanislavski et le jeu dramatique en général.

Notes
114.

Claudine Amiard-Chevrel, Le Théâtre artistique de Moscou (1898-1917), Paris, CNRS, 1979.

115.

Knebel, op. cit., p. 29.