Quelle peinture ?

L’article de Knebel, paru sans date, dans un recueil du GITIS, destiné à servir de modèle à la formation du metteur en scène, apparaît dans La Poésie de la pédagogie¸ pour sa première partie, dans le cadre des différents exercices liés à l’attention visuelle. Nous reviendrons sur ce point et sur le lien organique qui l’unit avec l’un des principaux chapitres du Système de Stanislavski. Dans le livre sur la pédagogie, l’étude concerne uniquement les tableaux. Dans l’article publié plus récemment, elle porte non seulement sur la peinture, mais aussi sur la sculpture. Toutefois, Maria Knebel affirme de façon liminaire « l’étude de la peinture est une condition indispensable de notre métier ». Le registre pictural convoqué par Knebel, ainsi que par Popov, est on ne peut plus « classique ». Encore vaut-il la peine de préciser ce que cela signifie dans les années 1950-1970 en Union soviétique.

Les œuvres évoquées et utilisées sont liées au contexte russe. D’abord parce qu’il s’agit souvent de peintures russes, conservées dans cette Galerie Tretiakov qui concentre toutes les émotions de M. Knebel et d’une bonne part de l’intelligentsia s’y sentant littéralement chez soi. Le rapport affectif entretenu avec ce musée est à tous égards comparable au sentiment qui se développe au début du siècle pour le Théâtre d’Art, ses grands acteurs, la dramaturgie de Tchekhov :

‘« Il faut amener la belle vérité et la poésie vivante jusqu’à cette limite où le public, oubliant le théâtre, commence à considérer la création de l’acteur comme une personne vivante, existant effectivement et l’inclut dans la liste de ses amis proches. C’était, par exemple, le cas de Tchekhov. Les personnages de ses pièces sont compris dans la liste des amis et beaucoup ont le besoin d’aller leur rendre visite plusieurs fois par an. » 116

Le théâtre, comme le musée, et ce musée en particulier, est une maison où tout est familier. Ce n’est pas une institution. N’oublions pas que les deux organismes sont à l’origine d’ordre privé : la collection personnelle d’un riche marchand mécène, d’une part et le théâtre artistique et accessible à tous, d’autre part, fondé par deux personnes privées soutenues par des représentants de la classe marchande éclairée, éprise d’art, au premier rang desquels Savva Morozov, le principal mécène du Théâtre d’Art à ses débuts.

L’atmosphère feutrée du Théâtre d’Art a maintes fois été décrite dans son architecture Art nouveau, à partir du déménagement rue Kamergersky en 1902 (ill.106). Il s’agit bien d’un projet éthique et esthétique de la part de Stanislavski, comme il le décrit, par exemple, à Olga Knipper au moment même de la construction du Théâtre :

‘« Si Dieu le veut, le théâtre sera tout ce qu’il y a de mieux. Simple, sévère et sérieux. Il y aura une pièce pour les écrivains. Le foyer aura l’aspect d’une galerie des écrivains russes qui orneront des cloisons de chêne au lieu de panneaux. Dans un des murs du foyer, il y aura une grande vitrine avec tous les cadeaux et les adresses qu’on a faits au théâtre. Les couloirs seront recouverts de tapis moelleux (comme au Burgtheater) et éclairés d’une lumière très vive. Les murs des couloirs imitent par de larges plaquages la pierre blanche. Le bas de la scène, du côté de la salle, aura le même traitement. La salle de spectacle est très simple dans les tons gris de notre rideau de scène avec une large bordure décadente en hauteur et sur le plafond. Une partie des loges sont en bois (chêne noirci) avec des chandeliers d’un style étrange, ayant l’apparence d’un bronze patiné. Aucune portière. Devant le cadre de scène, du côté du public, sur toute la longueur de la scène, une tige de grande dimension avec des fleurs qui imite un bronze ancien. Il y a, dissimulées dans ces fleurs, des dizaines d’ampoules qui éclairent, à partir du public, les acteurs d’en haut. Cet artifice permet de supprimer la rampe. Au plafond, il y a des lampadaires disséminés qui remplacent le lustre. Des rangées de fauteuils de chêne (comme à l’étranger avec un siège à bascule). Une salle de lecture et une bibliothèque pour le public. (…) Près des loges une petite scène indépendante pour les exercices d’école et les répétitions pendant le spectacle. Deux foyers pour les acteurs. Une loge particulière pour chaque acteur. (…) Une scène tournante avec des trappes énormes qui s’abaissent ou se remontent. Des photographies, un musée d’objets rares et un musée des maquettes. » 117

L’architecte du réaménagement Shekhtel est celui-là même qui construisit, à la même époque, (1890-1905) les hôtels particuliers de nombre de ces marchands fortunés, notamment les Riabouchinski, les Morozov et la Gare de Iaroslavl dont la compagnie de chemin de fer est dirigée par le mécène Savva Mamontov (ill.105, 107 et 108), autant de symboles de la classe marchande moscovite éclairée. La petite scène indiquée est celle où commencera de s’élaborer le système, formulé d’abord à des fins pédagogiques. L’absence de lustre et de rampe, le refus des couleurs criardes, l’usage du chêne, les larges espaces du théâtre, la bibliothèque destinée au public et aux acteurs, dans le foyer artistique, forment sensiblement l’éthique et l’esthétique du Théâtre d’Art, comme le fait à la même époque la Galerie Tretiakov.

Ces deux espaces, avec le Conservatoire et l’Université de Moscou, sont en quelque sorte des maisons de l’intelligentsia russe. Certes, la Galerie (ill. 1 et 2) est construite plus tôt, dans un style éclectique qui cherche à pasticher l’architecture nationale du Moyen-Age (pseudo style russe), mais ce qui compte ce sont les émotions, les tribulations vécues par ce public russe spécifique au sein des deux maisons. C’est une communion, une effusion, un signe de reconnaissance et d’appartenance. La façon de parler de ces lieux est souvent religieuse. Ce n’est pas un hasard. Elle correspond au besoin d’expansion religieuse qui se manifeste au sein d’une classe, puis d’une société soviétique laïcisée.

La peinture pour Knebel est donc d’abord russe. Il ne s’agit jamais de tableaux ouvertement religieux. Il n’y a pas de peintures d’icônes, peu de peinture religieuse occidentale. Seuls le Retour du Fils prodigue de Rembrandt (ill. 4) et la dernière Pietà de Michel-Ange, dans le domaine de la sculpture, font exception. L’époque soviétique n’est pas la seule explication de ce phénomène. Ce qui est religieux pour un intelligent en Russie ou en URSS, c’est la peinture russe de la seconde partie du XIXe siècle et du début du XXe siècle. C’est avant tout l’art des Ambulants de Repine, de Sourikov (ill. 5 à 14). La peinture historique de ces artistes recèle une dimension sociale, nationale, épique. On y trouve de grandes figures héroïques de victimes triomphantes dans leur défaite, comme la boïarine Morozova, les strelets condamnés par Pierre le Grand, le fils d’Ivan le Terrible tué par son propre père (ill. 5, 6 et 8). Il s’agit d’une peinture d’histoire, mais surtout de l’affirmation romantique du passé. C’est à ce registre que vient puiser la dramaturgie nationale en formation depuis la lointaine source de Boris Godounov de Pouchkine. N’oublions pas que c’est par un drame du répertoire national, une pièce interdite d’Alexeï K. Tolstoï, Le Tsar Fedor Ioannovitch, que s’ouvre le Théâtre d’Art en 1898. La proximité de cette peinture à la Sourikov, du théâtre et de l’opéra russe est très grande.

L’autre genre de la peinture russe convoqué est le portrait, genre central dans le goût de l’intelligentsia, et passionnant pour comprendre les interactions figuratives du théâtre et de la peinture dans le contexte russe. Le portrait psychologique, à partir des Ambulants, est un genre relativement neuf : Kramskoï et Perov en sont les principaux représentants 118 (ill. 11-12). Le portrait était quasi inconnu dans l’ancienne peinture russe, dominée par l’icône. L’apparition de la persuna, la peinture de la personne au XVIIe siècle, est encore liée à la peinture d’icône, mais déjà empreinte d’une certaine théâtralité, le visage est peint comme un masque ou une effigie. Le visage de Pierre le Grand, par exemple, est surtout connu par son masque mortuaire. La peinture de cour du XVIIIe siècle est d’apparat, quelques nuances intéressantes s’y font jour. Rien ne prédisposait la peinture russe à voir le portrait éclore, comme genre dominant. La sécularisation, évoquée plus haut, n’y est pas pour peu.

L’attitude face au portrait psychologique et réaliste est religieuse. On admire la face et surtout la force pénétrante du regard, la vision du monde intérieur de l’homme, de son expression. Cela renvoie à tout ce qui constitue précisément dans l’école stanislavskienne le travail de l’acteur sur l’obraz, la figure du personnage, le personnage lui-même 119 . Le visage révèle un monde psychologique, c’est-à-dire des sentiments élevés, sécularisés : l’orgueil, la fierté, l’humilité, la blessure, la souffrance, le sacrifice, la bonté, le dévouement, l’espoir, la foi, la lassitude, et presque toujours la vertu de transpercer celui qui regarde. Le regard est profond, transparent, les yeux regardent au loin, brillent. Ils établissent une communication subtile entre le regard du peintre, celui du modèle et celui du spectateur. La sacralisation de ces images établit même une communication plus directe entre les spectateurs eux-mêmes qui contemplent leurs semblables au travers de ces portraits-miroirs. Nous verrons que Knebel propose dans ses exercices sur les tableaux, un travail sur le portrait.

Le troisième genre prisé, dans le cadre de la peinture russe, est la peinture de paysage, mais elle n’intervient pas dans les exercices sur les tableaux car sa transformation scénique est complexe. En revanche, la nature morte, genre également récent dans l’univers de la peinture russe, appartient de plein droit aux exercices figuratifs. Pour A. D. Popov, elle est même un type d’exercice particulier, dans le cadre de la formation à la mise en scène, qui renvoie au travail sur le quotidien et les objets.

La peinture classique russe est complétée par un répertoire dit « moderne », c’est-à-dire soviétique. Il comprend des tableaux à sujets patriotiques, des portraits, des natures mortes, mais les considérants esthétiques de ces œuvres sont largement empruntés à la grande période réaliste de la peinture nationale. Il va de soi que toute la peinture des avant-gardes – la peinture abstraite, cubiste, suprématiste – est exclue de ce choix, comme elle l’était à l’époque soviétique des expositions permanentes. Les tableaux formalistes de Kandinsky, Malevitch, Chagall, ceux de Gontcharova, Larionov, Popova ne quittaient que rarement les réserves de la Galerie Tretiakov, et ils y sont toujours assez mal perçus aujourd’hui. En revanche, le répertoire de la peinture occidentale est plus moderniste. Il correspond là aussi à un goût russe, tel qu’il transparaît des collections publiques, largement issues des grandes collections privées du début du siècle. La prédilection va à l’Ecole française représentée à Moscou au Musée des Beaux-arts Pouchkine. Il s’agit de l’impressionnisme, du post-impressionnisme et des avant-gardes précédant 1905 et l’apparition du cubisme. On y retrouve les périodes rose et bleue de Picasso. Pissarro, Degas, Van Gogh occupent une place de choix.

En ce qui concerne les écoles anciennes, la peinture hollandaise a logiquement la palme, Rembrandt en tête. Les collections nationales russes, façonnées dès le XVIIIe siècle, à partir des tableaux acquis par Catherine II, conditionnent ces goûts : peinture espagnole, Goya, Vélasquez (ill. 13), peinture hollandaise (petites scènes de genre, Rembrandt), peinture flamande (Breughel et Bosch), mais pas de peinture italienne, malgré le rôle central que tiennent dans la culture russe la Madone Sixtine de Raphaël et les Madones de Léonard de Vinci, conservées à l’Ermitage. Les spéculations sur ces tableaux sont sans doute trop rattachées à l’idéalisme du XIXe siècle et trop empruntes de considérations messianiques, explicitement religieuses, pour un enseignement soviétique.

La description par le père de l’écrivain Pasternak du Retour du fils prodigue de l’Ermitage, cité par Knebel 120 , traduit bien ce mélange de religiosité et de réalisme psychologique qui ne correspond pas seulement au goût personnel de Knebel, mais représente aussi le courant dominant et la référence du monde culturel russe. Certes ces images peuvent traduire un cliché psychologique, des sentiments de pacotille. Le plus souvent, le spectateur français n’éprouve rien à la vue des portraits russes du XIXe siècle et les raisons de son admiration pour Rembrandt peuvent s’éloigner du réalisme de l’affection paternelle, de la tendresse des mains et des yeux. Mais ce qui compte pour nous, c’est que du point de vue esthétique, ces sentiments, ces émotions traduites en peinture ne sont pas des images courantes, mais des affects que les spectateurs avouent éprouver réellement. Bien plus, dans le contexte dramatique, ce sont ces affects qui sont censés être éprouvés dans les pièces de théâtre, le jeu dramatique, soutenus par le surobjectif de l’auteur et le sur-surobjectif de l’acteur 121 . Pour jouer, il s’en représente une image qui rejoint celle des tableaux ou des sentiments qui s’y cristallisent. La traduction psychophysique de ces images est un des versants possibles du jeu dramatique.

Notes
116.

Notes artistiques, 1908-1913, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 499.

117.

Lettre à Olga Knipper, août-septembre 1902, Stanislavski, 1954-1961, VII, p. 246-247.

118.

Cf. « La personnalité et l’individualité dans le portrait de peinture russe » in : D. V. Sarabianov, La peinture russe. Le réveil de la mémoire, Moscou, Iskusstvoznanie, 1998, pp. 128-143.

119.

Sur la notion d’image-figure. Cf. infra, sixième partie.

120.

Cf. la traduction dans les annexes (texte n°4).

121.

Ces deux notions sont analysées dans notre dernière partie. Si le surobjectif est le but suprême de l’auteur au nom de quoi la pièce est écrite, le sur-surobjectif est la visée personnelle de l’acteur dans le rôle, si l’on veut le but de sa vie, ce au nom de quoi il joue.