Précédents

L’étude des œuvres d’art, comme partie du processus pédagogique, peut paraître étonnante. On peut y voir un lointain héritage de Meyerhold, lorsque ce dernier fonde les KOURMASTEP à Petrograd en 1918, première formation spécifique à la mise en scène, en dehors du Système stanislavskien. Meyerhold est pourtant un héritier indirect de ce Système puisqu’il quitte le Théâtre d’Art en 1902, avant donc l’entreprise de systématisation de Stanislavski. Le départ de Meyerhold du Théâtre d’Art a de multiples raisons, administratives, humaines autant qu’artistiques. Mais il est évident que sa présence parmi les acteurs fondateurs du Théâtre d’Art en fait l’un de ceux qui a vécu la naissance créatrice de l’école de mise en scène de Stanislavski. Lui-même ne s’en cache pas et le lexique qu’il utilise dans ses lettres datées de cette époque en témoigne. Héritier de l’école de jeu psychologique, Meyerhold en est en même temps, avant Vakhtangov, l’un des contradicteurs les plus virulents, à Saint-Pétersbourg d’abord puis à son retour à Moscou, après la Révolution, dans le contexte des luttes politiques et esthétiques au sein du monde théâtral soviétique en formation. Meyerhold occupe l’une des toutes premières places dans ce système théâtral, au plus fort des années vingt, même si le Théâtre d’Art ne dépendra jamais directement de lui, protégé qu’il est par le « conservatisme » relatif du commissaire du peuple Lounatcharski 123 .

En tout cas, le rôle de Meyerhold est déterminant dans le renouveau plastique et les tensions figuratives, pourrait-on dire, qui traversent le monde théâtral russe. Stanislavski fut le premier à en avoir conscience avec l’entreprise du Studio de la rue Povarskaïa en 1905. Cette expérience, maintes fois décrite, peut-être idéalisée, est décisive. Stanislavski confie à Meyerhold, désireux de revenir à Moscou, dans le grand courant artistique de l’Age d’argent, du symbolisme fleurissant, un Studio expérimental. Si cette expérience est un échec du point de vue factuel, ses conséquences sont importantes. Elle réoriente la dramaturgie et les goûts esthétiques du Théâtre d’Art, décide de l’installation de Meyerhold à Saint-Pétersbourg où il ouvre des Studios, publie une revue, des articles et surtout monte ses grands spectacles au Théâtre de Véra Kommisarjevskaïa, puis aux Théâtres impériaux. Cette expérience se cristallise sous une forme toute nouvelle dans ses entreprises et ses mises en scène soviétiques, après 1917. Loin d’être de pures manifestations idéologiques, les spectacles sont les héritiers des recherches formelles et théoriques du Meyerhold d’avant la Révolution. Le dialogue figuratif avec les formes théâtrales du passé reçoit un nouveau terrain d’expérimentation, le rôle des peintres et des dessinateurs s’articule à une conception constructiviste de l’espace scénique et du jeu.

Il n’est donc pas étonnant que les premiers cours spécifiques de mise en scène, organisés par Meyerhold à Petrograd, réunissent de futurs metteurs en scène et des scénographes. La formation est celle d’architectes, de constructeurs. L’une des injonctions de Meyerhold est d’aller au Musée de l’Ermitage qui est bien entendu le haut lieu de la culture pétersbourgeoise. L’Ermitage fonctionne même, dans ces années utopiques, comme un symbole possible d’une entreprise théâtrale puisqu’il s’agit pour Meyerhold et pour Vladimir Soloviev qui enseigne à son Studio de la rue Borodine, de créer une expression des écoles théâtrales du passé dont on peut imaginer la liaison avec des écoles figuratives. Titien, Dürer 124 , Callot, Goya, Daumier jouent un rôle central dans l’esthétique meyerholdienne. Et l’on peut gager que la place exceptionnelle de Léonard de Vinci et des arts figuratifs dans l’œuvre théorique d’Eisenstein, élève et scénographe de Meyerhold, lui doit beaucoup.

Si l’on peut aisément voir, dans ce recours aux tableaux et aux sculptures par Knebel et Popov, un héritage de Meyerhold, celui-ci n’est sans doute pas étranger à Stanislavski lui-même. Nous verrons que la démarche de Popov et de Knebel relève d’une synthèse. L’usage théâtral du tableau remonte, on l’a vu, à Diderot, surtout dans le champ théorique, mais aussi à toute la scène perspective italienne. Au début du XIXe siècle, cet usage reprend le goût pictural et dramatique du XVIIIe siècle pour la création du genre du tableau vivant – živaja kartina en russe. Ce genre, aristocratique par ses origines, renvoie d’abord, contrairement à ce que son nom indique, à l’imitation de la sculpture antique, fruit en cela du néo-classicisme 125 . C’est un genre de distraction, goûté au début du XIXe siècle dans le cercle de Madame de Staël. Les œuvres de Greuze, si importantes pour Diderot, fournissent la matière de ces tableaux dramatiques. Ceux de Madame Vigée Le Brun sont aussi popularisés sous cette forme. Le genre du tableau vivant connaît une grande expansion dans l’aristocratie européenne, après l’épopée napoléonienne. C’est aussi le moment de la constitution des grandes collections modernes, des expositions, des musées, d’une popularisation de l’art. L’expansion de ce genre mi-dramatique mi-pictural est particulièrement forte dans le monde russe, en premier lieu, bien sûr, dans l’aristocratie. Le tableau vivant renvoie, dans le contexte russe, au théâtre amateur des hauts cercles de la société. C’est d’abord une distraction. Cette pratique est par exemple très développée dans le théâtre familial des cercles aristocratiques, mais aussi bourgeois et marchands qui cherchent à se conformer au goût de la noblesse avec parfois autant, sinon plus, d’ampleur. C’est cette pratique qu’a connue Stanislavski dans le théâtre de sa petite enfance. Il décrit dans Ma Vie dans l’art ce qui est son plus lointain souvenir de théâtre. A l’âge de trois-quatre ans, il représente l’hiver dans une série de tableaux vivants consacrés aux quatre saisons. Un accessoire en bois qu’il doit tendre vers une bougie prend feu, l’incendie se communique à la neige de coton qui tapisse le sol 126 . On verra qu’il entretient avec cette pratique un rapport direct durant sa jeunesse théâtrale.

Les pratiques et la théorie figuratives peuvent enfin être référées à Stanislavski lui-même. Les évolutions des pratiques scéniques rapprochent le théâtre de la peinture russe, d’abord de la peinture d’histoire, mais aussi, avec le naturalisme stanislavskien, du réalisme pictural et théâtral, de la nature morte, du portrait, de la scène intime de la vie quotidienne. Ce rapprochement ira sans cesse grandissant à l’intérieur et en dehors de la pratique artistique de Stanislavski. L’héritage figuratif semble donc prendre plutôt le parti de Meyerhold, contre Stanislavski, à condition bien sûr que l’on veuille opposer les deux grandes figures de la scène russe, en considérant, d’un côté, un théâtre psychologique et de l’autre, un théâtre de mise en scène et de recherches scéniques figuratives, centrées sur le corps de l’acteur. Mais l’opposition est peut-être moins forte qu’il n’y paraît. Stanislavski est indispensable pour comprendre le passage de la langue figurative à la langue du théâtre et les va-et-vient entre les deux domaines sont souvent profonds et subtils. A la surface de l’œuvre de Stanislavski, outre sa collaboration avec des peintres scénographes, la peinture et les arts décoratifs affleurent discrètement. L’usage du mot art, celui du mot image, traditionnels dans la langue théâtrale russe, mais aussi le rôle central de l’imagination l’attestent alors que ces aspects sont souvent négligés en France par une vision déformante, venue des Etats-Unis. Le quatrième chapitre du traité de Stanislavski ouvre sur le premier élément du système, après les circonstances proposées et le « si magique ». Ce chapitre essentiel est consacré à l’imagination et distingue, de façon toute romantique, l’imagination simple et la fantaisie créatrice – fantazija. Le rôle de l’imagination et celui de la fantaisie créatrice sont essentiels pour la concrétisation des circonstances proposées. Voilà qui fait justice au cliché d’un Stanislavski purement naturaliste. Même au chapitre consacré à la mémoire émotionnelle, devenu central dans la vision américaine de Stanislavski, cette mémoire peut apparaître constituée par des souvenirs d’œuvres d’art vues dans les musées. Il y a aussi bien sûr la compréhension, centrale chez Stanislavski, du théâtre comme art, de l’acteur comme artiste – artist – mot qui dans la langue théâtrale russe est constamment utilisé, jusqu’à aujourd’hui pour acteur, le but pédagogique étant de former un hudožnik, littéralement un peintre. Tout cela prédispose à l’affirmation de la proximité avec cet art voisin.

Notes
123.

Christine Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, op. cit., p. 90 sq. et BéatricePicon-Vallin op. cit., Meyerhold, p. 85 sq.

124.

cf. Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, CNRS éditions, Paris, 1990, pp. 271 et 306 et Meyerhold, 1968, II, p. 505-506 [Ecrits sur le théâtre, tome IV, 1936-1940, traduction, préface et notes Béatrice Picon-Vallin, Lausanne, 1992, p. 217.].

125.

Sur tout ceci voir le livre de Bernard Vouilloux, Le Tableau vivant. Phryné, l’orateur et le peintre, Paris, Flammarion, 2002, pp. 17-23.

126.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 8-9. [traduction française : Stanislavski, Ma Vie dans l’art, traduction du russe par Denise Yoccoz, L’Age d’Homme, 1999, p. 24-25.]