La voie de Knebel

Il s’agit pour Knebel d’aller plus loin. Héritière du théâtre de l’image, autant que du théâtre psychologique, elle cherche à comprendre un art à travers un autre. Le théâtre, domaine du voir, comme l’indique l’étymologie grecque, est bien sûr apparenté aux arts visuels (pour reprendre une terminologie anglo-saxonne), mais aussi aux beaux-arts, si l’on se réfère à une terminologie classique. L’abbé Batteux au XVIIIe siècle rangeait bien la poésie dramatique au nombre de cette réunion des arts qu’il institua autour du principe d’imitation de la nature.

Knebel invoque les mises-en-scène physiques, l’atmosphère et la composition comme des catégories dramatiques que la peinture permet d’enseigner au théâtre. Si l’atmosphère, sous l’espèce du nastroenie, est à la source de l’école de mise en scène de Stanislavski, il n’en va pas tout à fait de même pour les autres aspects. La mise-en-scène physique était à l’origine dessinée par Stanislavski sous forme de schémas dans les cahiers de régie dont plusieurs ont été publiés en URSS 127 . Quant à la composition dont parle Knebel - kompozicija, c’est un mot qui vient plutôt du vocabulaire de travail de Meyerhold, et encore plus de celui d’Eisenstein. L’organisation spatiale des éléments, déjà comprise dans l’apparition de la mise en scène moderne, avec la troupe du duc de Meiningen, devient, après Stanislavski, construction temporelle du spectacle ou du rôle.

L’apparition du cinéma bouleverse encore plus ces données avec l’expressivité du mouvement à l’intérieur du plan (kadr) et le mouvement même des plans dans le montage. Il n’est donc pas étonnant que la composition soit un des termes essentiels de la théorie artistique d’Eisenstein, sous sa forme picturale et théâtrale ou purement cinématographique. Mais la composition est aussi directement liée au chapitre consacré aux « Morceaux et aux objectifs » – Kuski i zadači dans le traité de Stanislavski. Le découpage d’une dinde en morceaux y sert à exemplifier le découpage du texte en fonction de ses articulations naturelles, selon la métaphore déjà utilisé par Platon dans le Phèdre à propos de la dialectique 128 . Mais le découpage des séquences n’a de sens que par rapport à une dramaturgie de l’acteur, exprimée en termes de désir : « je veux… ». Chaque partie est expressive au sens plastique, mais aussi psychologique.

Popov, le mentor de Knebel dans la voie de la pédagogie, enfant du Premier Studio du Théâtre d’Art, semble trahir les commandements du Maître. Il tourne deux films dans la seconde moitié des années vingt, participe au mouvement constructiviste, rejoint le Studio de Vakhtangov et son goût du grotesque (critiqué par Stanislavski), fait des mises en scène dont Nikolaï Akimov est le scénographe, suit quelques répétitions de Meyerhold, venu enseigner au Studio de Vakhtangov (après la mort de ce dernier), cherche à provoquer chez le public un choc politique et artistique. Enfin, il participe à quelques réunions de réalisateurs de cinéma, organisées par Eisenstein et consacrées à l’analyse visuelle d’œuvres littéraires (Le Ventre de Paris de Zola) ou picturales (Daumier).

Pourtant, le théâtre que Popov pratique se veut aussi réaliste et fidèle à Stanislavski. On peut y voir, bien sûr, un signe des temps et la nécessité d’obéir au mot d’ordre réaliste qui domine tout le théâtre dans les années trente. Mais dans ses Mémoires, Popov cite volontiers Meyerhold et le formalisme. Pourtant sa pédagogie du jeu de l’acteur reste profondément marquée par le système. Peut-être faut-il en chercher la raison dans la vanité de l’opposition théorique entre les deux courants ? Historiquement et stylistiquement, l’opposition est radicale, mais, dans les profondeurs des aspirations, les logiques internes du système de Stanislavski et du grotesque de Meyerhold ou de Vakhtangov sont imbriquées.

Maria Knebel, élève de Stanislavski, trouve le moyen de donner une place aux arts figuratifs au sein du système réaliste. L’imagination, au centre de la pensée de M. Tchekhov, mais aussi de celle de Stanislavski, lui permet de lier le jeu de l’acteur et le monde figuratif. Au lieu de pratiquer seulement des exercices d’observation du quotidien, Knebel pense que l’on peut construire une réalité figurative pour l’art de la mise en scène, former l’acteur à imaginer, à construire un déroulement dramaturgique en images, comme dans les anciens arts de la mémoire 129 , fondés sur la visualisation et le mouvement dans l’image. C’est une partie de ces enjeux qui sont à l’arrière-plan immédiat de la pratique pédagogique de Maria Knebel dans ce domaine. La construction de l’image est liée au processus de la vision, théorisé par elle, à la suite de Stanislavski, avec cependant une accentuation particulière. Vision et circonstances proposées (situation) sont pour Knebel imbriquées, permettant d’exprimer l’action dramaturgique et la vie de l’acteur. La séduction picturale des images, l’affirmation d’une culture figurative, le goût personnel enfin, ne sont pas les seules explications du recours massif à la peinture dans la pédagogie. De multiples facteurs en rendent raison, mais surtout une théorie théâtrale implicite qui comprend l’art de l’acteur comme visualisation interne pour l’action.

Notes
127.

Les cahiers de mise en scène [Režisserskie ekzempljary] de K. S. Stanislavski, 1898-1930. Héritage théâtral, Moscou, Iskusstvo, 6 vol. 1980-1994. Une édition du cahier de mise en scène de 1899 d’Oncle Vania a vu le jour dans la même série en 1994.

128.

Phèdre, 265 d-e « - Et l’autre façon de procéder, quelle est-elle, Socrate ? - Elle consiste à pouvoir, à l’inverse, découper par espèces [eidè] suivant les articulations naturelles, en tâchant de ne casser aucune partie, comme le ferait un mauvais boucher sacrificateur. », traduction Luc Brisson, Garnier-Flammarion, Paris, 1989, p. 157.

129.

Sur les arts de la mémoire à la Renaissance, cf. Paolo Rossi, Clavis universalis, arti della memoria e logica combinatoria da Lullo a Leibniz, Il Mulino, Bologne, 19832. [Traduction française, Paolo Rossi, Clavis universalis : arts de la mémoire, logique combinatoire et langue universelle de Lulle à Leibniz, traduction Patrick Vighetti, Jerôme Millon, Grenoble, 1993.