Chapitre 2 : Les exercices picturaux

Knebel hérite donc d’une vaste expérience figurative, dans le cadre assez strict du réalisme stanislavskien, où l’art doit permettre de comprendre la vie. C’est le paradoxe esthétique et humain du réalisme russe. L’art, qu’il s’agisse de paysage, de portrait, de scène de genre ou de nature morte, renvoie à la vie, à la psychologie. La nature représentée révèle une conscience, non seulement celle du peintre, mais celle des personnages représentés ou absents, figurés ou suggérés. La poésie du quotidien, de la petite chose, du petit être (du « petit homme ») rejoint les sources mêmes du réalisme russe, issu du romantisme de Pouchkine et de Gogol.

On passe ainsi sans cesse, dans les exercices figuratifs, d’enjeux vitalistes et réalistes, à la base de l’école théâtrale de Stanislavski pour le jeu de l’acteur, à des enjeux artistiques visuels de perception spatiale. C’est le cas, dans l’exemple cité de façon liminaire par Knebel, du processus de la vision décrit par Mikhaïl Tchekhov. Ce processus comprend, selon elle, quatre étapes : rapprochement de l’objet, éloignement, agrandissement des détails, saisie du tout. Cette description pourrait apparaître banale, si elle ne révélait des processus à l’œuvre dans l’univers intérieur de l’acteur et du jeu théâtral. Les jeux du proche et du lointain, le grand, le tout et le détail sont des pierres de touche de la théorie de l’art, ressaisi finalement dans le jeu de l’acteur, dans le processus de création.

La saisie du tout est un processus visuel et esthétique essentiel. Il s’agit de la construction du regard, de la totalité d’une perception, de la constitution d’un objet de jeu exemplifié par la construction esthétique du tableau, pris comme totalité. Meyerhold déjà soulevait cette problématique dans Du Théâtre, en se référant à Pope. Elle vise le nécessaire sens du rythme et de la totalité pour le metteur en scène :

‘« Le célèbre critique du XVIIIe siècle Pope, dans son poème didactique Essai sur la critique (1711), énumérant les causes qui empêchent le critique de prononcer des jugements justes, désigne, entre autres raisons, l’habitude de prêter attention aux détails alors que la première tâche du critique doit être de prendre le point de vue de l’auteur lui-même, pour pouvoir embrasser du regard son œuvre dans sa totalité.
Il en va de même pour la mise en scène.
Mais le metteur en scène naturaliste, approfondissant son analyse de la particularité des détails de l’œuvre, ne voit pas le tableau du tout, se complaisant dans un travail de précision filigrané, dans la finition de certaines scènes qui présentent un matériau généreux à sa fantaisie artistique, où il trouve une perle rare de « caractérisation », trouble l’équilibre, l’harmonie du tout. » 130

Mikhaïl Tchekhov parle différemment encore de la saisie du tout, dans ses Mémoires, édités en russe par Maria Knebel. Il lie ce sentiment au travail même de l’acteur :

‘« Le sentiment et même le pressentiment du tout, voilà la sensation de soi essentielle que j’ai perdue, lors de ma crise psychologique. (…) Lorsque je devais jouer un rôle quelconque ou, comme il arrivait dans mon enfance, montrer une plaisanterie avec plus ou moins d’effets, j’étais impérieusement saisi par ce sentiment de la totalité à venir, avec une pleine confiance dans ce sentiment, je commençais, sans la moindre hésitation, à accomplir ce qui occupait à ce moment-là mon attention. C’est du tout que les détails naissaient d’eux-mêmes et se présentaient à moi. Je n’inventais jamais les détails. Je n’étais qu’un observateur à l’égard de ce qui apparaissait au jour de soi-même, à partir de la sensation du tout. Cette totalité future, d’où naissaient toutes les particularités et tous les détails ne se tarissait pas et ne s’éteignait pas, aussi longtemps que s’écoulait le processus de l’apparition extérieure. Je ne peux le comparer à rien d’autre qu’à la graine de la plante dans laquelle est enclose de merveilleuse façon la plante future. » 131

Les fondements vitalistes de cette théorie se retrouvent chez Stanislavski. Le processus de croissance végétale est emblématique de l’art de l’acteur. La « graine » du rôle est une notion essentielle, trouvée par Nemirovitch-Dantchenko et reprise par tout le théâtre de Stanislavski. Les arrière-plans goethéens et steineriens, dans le cas de M. Tchekhov, peuvent permettre d’évoquer les fondements esthétiques du réalisme. Mais ce qui compte, c’est que la perception du tout dont parle M. Tchekhov est bien ici celle de l’acteur par rapport à l’objet de son jeu dramatique. Cet objet se constitue et croît comme une graine, comme un être vivant, processus que Stanislavski compare, à la fin de son traité, à la naissance d’un enfant 132 . Ce qui semblait devoir se rapporter à l’observation et à l’attention extérieure est en réalité référé à la dynamique interne du jeu de l’acteur, à ce que son jeu prend pour objet. Le sens de ce renversement est la clé de lecture de l’article de Knebel et de sa pratique pédagogique. C’est aussi celle du chapitre que Stanislavski consacre à l’attention scénique. Le renversement de l’extérieur vers l’intérieur révèle la teneur véritable de ces exercices qui pourraient sembler naïfs ou témoigner d’une simple particularité, propre au goût personnel de quelques metteurs en scène-pédagogues marqués par la peinture. Figuratifs en apparence, leur finalité véritable est l’enrichissement et la constitution de l’attention scénique de l’acteur sur l’objet de son jeu, l’élaboration de son rôle et, pour le metteur en scène, sur la formation de l’unité organique de son dessein [zamysel] créateur.

Voyons comment sont décrits, avec beaucoup de minutie, le déroulement et la teneur de ces exercices, sachant que l’ambition de Knebel est toujours de manifester le sens de la pratique. Sans être ouvertement théorique, son essai de généralisation l’est très fortement dans sa cohérence implicite et psychologique.

Notes
130.

Meyerhold, 1968, p. 117-118. [Ecrits sur le théâtre, tome I, 1891-1917, traduction, préface et notes Béatrice Picon-Vallin, nouvelle édition revue et augmentée, Lausanne, 2001, p. 93]

131.

Mikhaïl Tchekhov, 1986, p. 54.

132.

“Le subconscient dans la sensation de soi scénique de l’acteur”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, pp. 372-374.