Décrire

La première phase de la pratique suppose le simple usage de la parole et des facultés visuelles. Il s’agit d’observer un tableau et de le décrire. Les phases de cet exercice correspondent en quelque sorte aux étapes nécessaires de tout travail théâtral. Il faut choisir le tableau, comme il faut choisir son partenaire dans les études ou comme il faut, pour le metteur en scène, choisir une pièce et des acteurs. Puis, il faut décrire l’œuvre dans ses détails. Cette description, longuement mûrie, est écrite par les élèves, parfois plusieurs fois puisque ces exercices se déroulent sur plusieurs mois. Pour décrire, il faut répondre à des questions qui portent sur le contenu, la technique d’exécution, la composition, la couleur des tableaux. Le metteur en scène exerce ici non seulement l’acuité de sa perception visuelle, mais aussi la précision de ses mots. Ce n’est pas seulement le rapport originaire (mais souvent renié en paroles, dans le contexte russe) du metteur en scène à la littérature qui est utilisé. Le mot, le verbe est pour Knebel, auteur du Verbe dans l’art de l’acteur, la plus haute expression de la spiritualité artistique, trait qui s’inscrit aussi bien dans la tradition de l’acteur russe depuis Chtchepkine que, peut-être plus souterrainement, dans l’anthroposophie steinerienne de M. Tchekhov. Dans son premier livre, paru en 1954, Knebel cite au premier chapitre intitulé « le verbe, c’est l’action » une lettre du grand acteur Chtchepkine, dans laquelle ce dernier récuse la déclamation et évoque l’art du mot « chanté par le cœur 133  ». De même, A D. Popov qui pratique des exercices similaires sur les œuvres d’art figuratives met en exergue de son ouvrage essentiel sur la totalité artistique du spectacle ces lignes de Gogol : « Quoi qu’on dise les sons de l’âme et du cœur, exprimés par des mots, sont bien plus variés que les sons musicaux 134 . » Bref, cette école théâtrale donne la primauté au verbe, au mot. Son élève, A. Vassiliev, est tout entier dans cette tradition :

‘« Les mises-en-scène des mots sont tout de même incroyablement plus belles que les mises-en-scène des corps. » 135  ’

Les metteurs en scène russes ont beau s’en cacher ou s’en défendre, ils aiment évidemment la littérature, la poésie des mots. Quand bien même Stanislavski laisserait le domaine littéraire à Nemirovitch-Dantchenko, quand bien même Meyerhold combattrait avec force le théâtre littéraire et quand bien même la méthode de l’analyse par l’action, inventée par Stanislavski, prônée par Knebel 136 , Popov et Toporkov 137 , délaisserait, dans un premier temps, le « travail à la table » et enjoindrait à l’acteur de s’exprimer avec ses propres mots. Tout cela ne tend in fine que vers un attachement plus grand envers les particularités linguistiques de l’auteur de la pièce 138 . La première traduction du langage figuratif en langage dramatique est d’abord littéraire. Knebel stimule le processus d’écriture et de description verbale par la lecture de descriptions littéraires de grands critiques d’art. Les exemples donnés sont là aussi « classiques » pour la culture russe héritée du XIXe siècle et conformes au répertoire figuratif proposé. Il s’agit d’une longue description du Retour du fils prodigue de Rembrandt (ill.4) par le critique L. O. Pasternak, le père du poète et romancier, et de la description de La Procession dans la Province de Koursk de Repine (ill. 14) par le critique V.V. Stasov. Ces exemples d’ekphraseis témoignent d’une verbalisation de l’image, suscitée chez les élèves, afin de provoquer en retour, plus tard, au niveau de la pratique théâtrale d’acteur et de metteur en scène, une visualisation du texte dramatique et scénique, dans le processus du jeu ou dans la maturation de l’image du spectacle. Dans Le Verbe dans l’art de l’acteur, Knebel utilise une autre description artistique, celle du tableau Ivan le Terrible et son fils du même Repine (ill. 8) par le grand peintre du groupe des Ambulants I.N. Kramskoï 139 . Ce dernier tableau joue avec La Boïarine Morozova de Sourikov (ill. 5) un rôle déterminant pour Knebel. Mais l’usage théorique est assez étonnant. La description du tableau de Repine occupe la moitié du court chapitre du Verbe dans l’art de l’acteur consacré aux inventions de jeu ou adaptations. Quant au tableau de Sourikov, il sert à exemplifier dans L’Analyse par l’action de la pièce et du rôle ces concepts centraux de la théorie de Stanislavski que sont l’action transversale et le surobjectif 140 . A partir de ces exemples littéraires, il s’agit donc pour les étudiants de choisir un tableau qui comprend peu de figures et de le décrire.

Notes
133.

Knebel, 2006, p. 128.

134.

Popov, 1979, p. 307.

135.

Cahier de répétition du Convive de pierre de Pouchkine, 1996.

136.

Dans L’Analyse par l’action de la pièce et du rôle, 1959, traduit dans Knebel, 2006.

137.

Toporkov, Sur la technique de l’acteur, Iskusstvo, 1954.

138.

Exemples de tout ceci entre autres dans Knebel, 2006, p. 42 et p. 214.

139.

Cf. annexes, texte N°8.

140.

Knebel, op. cit., p. 259.