Le portrait

La présence figurative, au sens de la figure humaine, est déterminante dans ce type d’exercices. C’est ce que montre l’exercice suivant pratiqué par Knebel qui comprend d’ores et déjà tout la gamme de la traduction du langage figuratif dans la langue dramatique. Cet exercice est celui du portrait. On a évoqué le rôle central que joue ce genre dans la culture russe de la fin du XIXe siècle et son lien avec la constitution du théâtre psychologique. Le travail de l’acteur consiste très souvent à façonner une figure, un portrait, un personnage. Les trois termes étant rendus par la notion centrale d’obraz. L’étudiant metteur en scène choisit un portrait en peinture, c’est la première étape du travail. Ensuite, il le décrit par des mots, selon les modalités précédentes. Il doit néanmoins, selon Knebel, prêter une attention particulière au monde intérieur, psychologique du personnage représenté – izobražaemoe lico. Cela renvoie non seulement à la primauté psychologique de ce style pictural, mais, bien plus, à la véritable finalité des exercices picturaux : trouver une concrétion sensible du monde intérieur de l’acteur en liaison avec la « vie vivante » éprouvée par le personnage. Cette figure est donc plus réelle que la vie ordinaire, mais c’est en même temps une figure créée puisque si l’art est à rechercher dans la vie, à l’inverse, l’art crée la vie.

Cette seconde étape de l’exercice qui en compte quatre comprend un moment très significatif. Il s’agit pour l’élève d’écrire un monologue intérieur du personnage représenté dans le portrait. Le monologue intérieur est un élément essentiel du système. Selon Maria Knebel, cette notion, à laquelle elle consacre un chapitre du Verbe dans l’art de l’acteur,vient de Nemirovitch-Dantchenko 141 . Le monologue intérieur, c’est la vie sans la parole, cela apparente cette notion à celle de sous-texte qu’utilise plus volontiers Stanislavski dans ses écrits et à celle de « mise-en-scène du corps », utilisée également par Nemirovitch-Dantchenko et que reprennent abondamment Knebel et Popov, Vassiliev lui parle de mises-en-scène des mots. Il s’agit donc de l’action sans la parole : action physique et psychologique qui suppose l’action verbale, mais ne la réalise pas. Ce sont les pensées, la vie intérieure d’un personnage, le tissu de ses réflexions, de ses conflits intérieurs. Le monologue intérieur n’est pas seulement un instrument qui permet d’assurer la continuité de l’action scénique de l’acteur sur scène lorsqu’il n’a pas de texte, il est organiquement lié à la dramaturgie de Tchekhov qui vit dans les pauses. Knebel et Popov mentionnent en passant un autre exercice pratiqué également par Anatoli Vassiliev, celui de la pause. Il s’agit de prendre deux répliques d’une pièce, séparées par une pause, et de vivre et construire par la mise-en-scène éprouvée, le jeu, toute la vie intérieure et extérieure qui se déroule entre ces deux répliques.

Pour décrire le monologue intérieur, l’exemple que prend Knebel dans son livre est celui d’une répétition du Studio d’Opéra et de Drame, à la fin de la vie de Stanislavski où ce dernier répète la scène entre Lopakhine et Varia au dernier acte de La Cerisaie. A titre pédagogique, il demande aux acteurs de sonoriser les pensées intérieures des personnages, en murmurant un texte non écrit, personnel, qui traduirait la vie continue du personnage. Par la suite, le monologue murmuré doit être joué, mais tu. C’est un peu l’inverse qui est proposé dans l’exercice du portrait. L’étudiant invente et écrit le monologue intérieur de son modèle. Dans une troisième phase de l’exercice, l’élève présente son portrait dans une pure « mise-en-scène du corps », sans mots. Il doit trouver le mouvement physique de son corps tout entier qui corresponde à la position du modèle : l’angle de vue, ce que le russe nomme rakurs – le raccourci pour reprendre un terme de perspective, la position des mains, l’orientation du regard et de la tête, les jambes, le buste, etc. L’étudiant peut à volonté trouver des accessoires ou des éléments de costume, mais cela ne semble pas être la préoccupation première de Knebel. La dernière phase de l’exercice consiste à sonoriser le monologue écrit. Le portrait devient essentiellement dramatique, le tableau vivant se fait parlant. Le langage des corps, des poses, des mouvements physiques devient processus temporel et psychologique, évolution d’une conscience. S’il s’agit, dans la troisième phase, d’étudier la vie du corps, la vie du tableau n’est réalisée de l’intérieur que par le déroulement de la vie psychologique du sujet du tableau. La position du corps dans l’espace devient déroulement intérieur et temporel.

Cet exercice révèle à plein l’essence réaliste de cet art. L’artiste découvre la réalité, même s’il s’agit de peintres anciens : « Le peintre, quelle que soit son époque, nous découvre de nouveaux traits de la réalité. » 142 La transformation qu’il convient de faire subir à l’œuvre d’art est le passage de l’ancien au nouveau, de la convention à la nature, de la mort à la vie. Cette opération de passage à la réalité – dejstivtel’nost’ – est apparentée à l’essence de l’art dramatique pour la tradition russe. Il s’agit de donner la vie, de rendre vivant, de ressusciter, d’incarner une vie nouvelle. C’est le sens du processus et de l’action – dejstvie – qui est effectivité. Ainsi, la perception de la peinture est une approche possible de cette finalité de l’art dramatique, perception – vosprijatie –, comme pierre angulaire de l’action, condition sine qua non de son organicité. Cette primauté fait proprement de cette tradition une esthétique.

Notes
141.

Maria Knebel s’est attachée dans son activité de recherche et d’enseignement à mettre l’accent sur l’apport de Nemirovitch-Dantchenko au système, notamment par les notions de « second plan », de « monologue intérieur », ce dont témoigne son ouvrage L’Ecole de mise en scène de Nemirovitch-Dantchenko, Moscou, Iskusstvo, 1966.

142.

Sauf indication contraire les citations qui suivent sont extraites de l’article cité de Maria Knebel. Cf. annexe texte n°4.