Réalisation et action de la peinture

Rendre vivant et dramatique un tableau, c’est s’initier à cette autre opération de traduction dramatique que demande la mise en scène d’un texte littéraire. La position de Knebel est explicitement celle d’une collaboration entre les arts, d’une synthèse active, non dans un sens décoratif ou symboliste, mais par la perception d’une unité réelle des arts et des formes d’expression. Le voisinage apporte même quelque chose de plus : l’étude de la peinture révèle l’objet dramatique de l’acteur et du metteur en scène. En ce sens, Knebel va assez loin dans l’interaction entre deux, et même plusieurs, arts figuratifs et le théâtre, dès les premiers moments de l’apprentissage du métier et durant tout le cycle de formation. C’est le signe de la conscience d’un rapport étroit entre la tradition psychologique et le vocabulaire figuratif dont il nous faudra retrouver l’origine chez Stanislavski lui-même. C’est pour des raisons spécifiquement dramatiques que Knebel se livre à ce qui pourrait aisément paraître comme un détour ou la transgression d’une frontière esthétique. Pour elle, le théâtre, pour se constituer en tant qu’art, n’a nul besoin de se définir de façon farouchement autonome, comme le veut Grotowski qui s’oppose explicitement à toute vision synthétique dans Vers un théâtre pauvre. Le théâtre est défini par l’essence de l’action, l’art de l’acteur, mais celui-ci emprunte des éléments visuels, tactiles, architectoniques pour composer la langue propre de son art. La peinture rentre ainsi, pour Knebel ou Popov, dans le champ de l’art dramatique, elle lui est apparentée intérieurement. Ce n’est pas une illustration figurative, mais un lien vital, de famille. Il ne s’agit donc pas d’une synthèse des arts mais, dans une problématique des frontières entre les arts, de la perception d’un dialogue essentiel, selon une problématique dont Lessing pose les fondements dans le Laocoon.

On peut aussi, dans le système, considérer la spécificité de l’art dramatique, par rapport aux autres arts, ce que Stanislavski propose, à certains égards, dans le chapitre 3 du Travail de l’acteur sur soi. La singularité du théâtre est définie par l’action :

‘« Il faut agir sur scène. L’action, l’activité, voilà ce sur quoi est fondé l’art dramatique, l’art de l’acteur. Le mot même de “drame” signifie en grec ancien “l’action qui s’accomplit”. Le mot actio lui correspond en latin, ce même mot dont la racine act est passée dans nos mots “activité”, “acteur”, “acte”. Ainsi, le drame sur scène est une action qui s’accomplit sous nos yeux et l’acteur qui entre sur scène devient agissant.» 143

Stanislavski distingue à la fin de ce même cours, après une remarque, comme toujours pleine de fiel de l’élève Govorkov, une action extérieure physique et une action intérieure psychique. On sait que la réunion de ces deux domaines dans une unité psychophysique est la via crucis de tout le Système. C’est bien sur ces deux versants de l’action que se situent les exercices picturaux : vie du corps humain et vie de l’esprit humain.

La constitution de l’objet dramatique se poursuit avec l’exercice principal sur la peinture. Un tableau est attribué par Knebel à chaque étudiant. Il s’agit d’abord de l’observer. Pour cela, il vaut bien sûr mieux pratiquer l’observation directe dans un musée de Moscou. Si c’est impossible, l’élève devra trouver le plus de reproductions différentes de l’œuvre en couleur, en noir et blanc, différents tirages et différents formats. Les jeux d’échelle et de tonalité visent encore une fois à constituer un espace, et tout d’abord un espace intérieur, psychologique. Le tableau, dit Knebel, doit devenir une partie de la vie de l’élève, non comme un devoir à accomplir, mais comme un ami, un compagnon. Plus tard, c’est de la même façon qu’il pourra s’incorporer au rôle. Cela rejoint l’injonction de Knebel et Stanislavski de puiser le théâtre dans la vie, de travailler en dehors des cours et des répétitions. C’est là le secret du progrès et de l’activité artistique. L’acteur doit faire ses gammes, comme le musicien ou le chanteur, suer à la barre, comme la danseuse 144 . Maria Knebel ne dit pas autre chose dans le chapitre qu’elle consacre au processus de la vision, dans l’art dramatique :

‘« Nous disons fréquemment que le musicien a ses exercices qui lui permettent de s’entraîner tous les jours et qui développent sa maîtrise, la danseuse a les siens, etc. Mais l’acteur dramatique ne saurait pas ce qu’il doit faire chez lui, en dehors des répétitions.
Le travail sur la vision dans le rôle est précisément cet entraînement de l’imagination qui procure des bénéfices énormes, incomparables. » 145

Le travail sur le rôle et encore plus sur l’ensemble du spectacle suppose de voir les choses, de voir la vie de son personnage, son allure, son mouvement, ses relations, son caractère, ses habitudes, voire ses petites manies qui permettent souvent de « décider du rôle ». Que de fois les indications des metteurs en scène russes portent sur un petit détail : ce personnage doit jouer avec un crayon en parlant, il doit avoir les mains moites, porter un foulard jaune, etc 146 . Ces notations ne sont pas purement anecdotiques, elles permettent de définir toute la ligne du rôle. Il faut apprendre à voir, comme il faut apprendre à marcher, à être assis sur scène, à ressentir le passé du personnage et tout son monde intérieur. Dans cette recherche de l’expressivité de la peinture, qui au final peut être verbalisée, les traits non verbaux sont d’une importance capitale. On l’a vu avec le monologue intérieur et les exercices dits de la pause où il s’agit pour l’acteur d’inventer une action sans paroles. Le tableau doit rentrer dans la vie de l’acteur, dans sa vie émotionnelle. Là aussi, il s’agit de réaliser le tableau petit à petit dans son contenu plastique et psychologique.

Dans l’exercice du portrait, tout comme dans l’étude des tableaux, Knebel consacre un moment du travail à l’attention spécifique réservée aux mains et aux yeux, qui sont par excellence les révélateurs du monde intérieur. Ici, Knebel rejoint Stanislavski, dont le chapitre sur l’attention visuelle a pour pivot la formule classique selon laquelle les yeux sont « le miroir de l’âme ». La notion de regard intérieur est essentielle pour comprendre le passage du figuratif au dramatique. Knebel prend comme exemple des descriptions littéraires de mains et d’yeux (Kouprine, Gogol dans Le Portrait). Favorisant l’initiative des élèves, elle leur demande de trouver des descriptions semblables dans la littérature, puis, de façon significative, d’aller chercher l’art dans la vie. En trouvant dans la vie quotidienne des yeux dignes d’être décrits, le metteur en scène doit devenir peintre : la vie reste la pierre de touche de ce réalisme. Les tableaux et les portraits choisis sont La Loge de Renoir (ill. 15), La Princesse Marie-Thérèse d’Autriche de Vélasquez (ill. 13), La sauterelle (ill. 16) et La Séance du Conseil d’Etat de Repine (ill. 7). Knebel propose à chaque fois des descriptions exemplaires d’étudiants. Les yeux des portraits viennent tous, sans surprise, des œuvres russes de la Galerie Tretiakov : peintures de Levitsky, Kiprensky, Ivanov, Sourikov. Il ne s’agit pas nécessairement de portraits isolés, mais parfois d’une figure à l’intérieur d’une scène ou d’un groupe, comme dans le grand tableau d’Ivanov L’Apparition du Christ au peuple (ill. 20) qui était pour Gogol le sommet de la peinture et de sa propre conception artistique. Si les yeux sont le miroir de l’âme, Knebel cite Vakhtangov pour dire que « les mains sont les yeux du corps » 147 et de nouveau Stanislavski pour dire que « les mains complètent la pensée », la disent jusqu’au bout. Les yeux sont donc un langage avant tout psychologique, ils révèlent le monde intérieur, des sentiments élevés, souvent marqués au sceau du christianisme (repentir, pardon, sacrifice, amour infini de l’humanité, salut, etc). Les mains forment un langage tout court, comme l’avait vu Montaigne dans les Essais 148 , mais l’enjeu éthique de l’exercice est différent. Là aussi Knebel ne propose que des descriptions de tableaux de la Galerie Tretiakov : Le Protodiacre de Repine (ill. 9), Qu’est-ce que la vérité de Gay (ill. 24), Le Christ dans le désert de Kramskoï (ill. 25), Le Portrait d’I. P. Pavlov de Nesterov (ill. 17). Le passage des yeux aux mains est un indicateur de la spécificité de ces exercices artistiques. Ils ont une visée morale et esthétique, mais aussi et surtout pratique. Ils font pleinement partie du cursus de formation. A ce niveau, peu importe l’objet de l’observation, ce qui compte ce sont les répondants et les stimuli intérieurs de ce travail.

La faculté d’observation est l’une des plus encouragées dans la pédagogie théâtrale russe. Knebel le rappelle étrangement à travers une citation de Brecht. Le cursus d’études est plein d’exercices d’observation des autres, de soi, des mouvements physiques, des réactions. Tout cela va de pair avec la première place dévolue à la perception au début du cursus. Il faut s’observer soi-même, et par exemple la logique de ses gestes dans les exercices qui portent sur des objets imaginaires, pratiqués habituellement au cours de la première année, proches du mime, mais dont le sens est de suivre avec précision la logique des gestes dans la manipulation des objets. Je me souviens que cet exercice constituait le programme du premier semestre à la faculté d’acteur du GITIS en 1997-1998. L’observation de types et de caractères, autre exercice du GITIS, consistait par exemple dans l’observation des individus sur une place, avec l’objectif de chercher à les reproduire. Mais ce qui compte, c’est avant tout, l’observation psychologique, le monde intérieur, qui est d’abord son propre monde intérieur. Autant l’introspection est condamnée par l’approche philosophique de la psychologie, autant elle est au principe des exercices sur l’attention.

Cette attention intérieure vise comme toujours l’action, elle ne doit donc pas se limiter à une auto-observation refermée sur elle-même. L’observation et la connaissance de soi doivent pousser à l’action, au faire, à la réalisation. C’est ce que montre l’exercice sculptural qui est décrit par Knebel. Ces exercices développent le goût, la mesure, le sens de l’harmonie des élèves, en complétant la formation théorique en histoire de l’art, en esthétique, en histoire du théâtre (disciplines enseignées à la faculté de mise en scène). Ils forment le sentiment du style et font comprendre que « le style, c’est l’homme », comme le souligne Knebel, citant, peut-être sans le savoir, Buffon. Mais d’un autre côté, ces exercices ouvrent et ne ferment pas l’acteur, ils le prédisposent à voir, à ressentir, c’est-à-dire à communiquer. L’attention visuelle et psychique exercée par la peinture pousse à l’extériorisation du monde intérieur par la « communication ». Cette dernière est un élément important du système, dont elle constitue un des chapitres. Dans l’article de Knebel, la référence à cet élément devient de plus en plus fréquente. Voir, c’est aussi bien bouger sur le plateau, vivre, communiquer avec le partenaire, garant ultime de la vitalité. C’est la condition indispensable pour espérer pouvoir susciter l’attention, la vie, la communication du spectateur, c’est-à-dire sa réponse, la réaction à sa perception. Cet aspect pratique de la mise en scène et du jeu est peut-être sous-jacent à l’idée de l’observation des mains. La mise en scène, le théâtre, n’est-il pas un art manuel ? Anatoli Vassiliev aime à répéter, à la suite de ses maîtres, que le théâtre est un travail manuel qui se transmet de main en main, comme la chirurgie, cheir-ourgia du théâtre.

Ainsi l’extériorité de l’image visuelle doit être intériorisée par la représentation affective de l’acteur, mais la figure peinte devient vivante, dynamique, dès le passage à la forme dramatique. Si les exercices picturaux forment d’abord la sensibilité, ils engagent aussi la réalisation théâtrale du point de vue le plus artisanal, comme le montrent les exercices de sculpture.

Notes
143.

“L’action. ‘Et si’, ‘les circonstances proposées’ ”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 48.

144.

“Le sentiment de la vérité et la foi”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 206.

145.

Knebel, 2006, p. 281.

146.

Ces indications de mises-en-scène sont particulièrement propres à Nemirovitch-Dantchenko

147.

Cf. aussi Nina Gourfinkel, « Les théâtres hébraïques et yiddish à Moscou » in : L’Expressionnisme dans le théâtre européen, CNRS, Paris, 1984, p. 320.

148.

« Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons…. », Montaigne, Essais, Livre II, ch. XII, édition de Pierre Villey, PUF, Paris, 1999, p. 454.