Chapitre 3 : Les exercices de sculpture et de nature morte

Plastique et composition

Le metteur en scène doit non seulement voir, mais modeler son image intérieure. C’est l’esprit des exercices sur les sculptures qui occupent une place importante dans la pratique pédagogique de Knebel et Popov. Ici, l’enjeu plastique est d’abord dominant. Plastikè est le nom grecque de la sculpture, repris en allemand – die Plastik 149 . En russe, la plastique – plastika – évoque la vie du corps au repos et en mouvement. Dans ce dernier cas, c’est un quasi synonyme de la danse. Mais avant de bouger, les corps se façonnent dans leur mouvement propre, il faut pour cela créer une sculpture avec des corps humains ou plutôt des figures (obrazy) humaines, qui deviendront ensuite des figures agissantes (dejstvujuščie lica). Là aussi l’art de l’espace devient, dans le cadre de l’exercice pédagogique, un art du temps. Le plus étonnant dans cet exercice est que les sculptures proposées sont des compositions complexes. Le metteur en scène doit apprendre à créer de l’intérieur « une composition à plusieurs figures ». Les éléments que ce travail exerce sont la composition et le style, mais aussi la communication entre partenaires. Pour ce qui est des groupes statuaires proposés, ils appartiennent aux grandes étapes de l’histoire de la sculpture : Michel-Ange avec la Piétà Roncomini et la sculpture française du XIXe siècle : La Marseillaise de Rude, La Danse de Carpeaux et surtout Rodin avec Les Bourgeois de Calais, s’y ajoute le mémorial soviétique de Riga. Le travail porte d’abord sur la reproduction de ces groupes sculptés. C’est un exercice qui s’accorde parfaitement avec l’expression très courante chez Popov, « lepit’ mizanscenu », c’est-à-dire façonner, sculpter, modeler la position physique des acteurs, la mise-en-scène. Le geste sculptural est celui du modelage de l’argile ou de la terre cuite, comme le sculpteur qui façonne son modello 150 . L’étude de l’art plastique est à trois dimensions, celles mêmes du corps humain de l’acteur. Le volume et le matériau sont les données artistiques essentielles, au théâtre, dans l’art du mouvement physique de l’acteur, le marbre, le bronze ou la terre cuite sont remplacés par des corps vivants.

L’exercice a le même déroulement que celui pratiqué avec les peintures : il s’agit d’abord de décrire les œuvres. L’accent est mis sur le mouvement de la composition interne du groupe, le lien entre les figures, le dessein général de l’artiste, les détails d’expression réalisés à travers l’orientation du corps dans l’espace. C’est un réel apprentissage du travail de la composition à partir de l’ensemble, de l’idée générale et des fragments. Dans l’analyse dramaturgique, le metteur en scène décompose le texte de la pièce en fragments qui doivent se recomposer organiquement dans la totalité du spectacle ou de l’étude. Cette sensibilité à la composition des fragments en un tout correspond parfois à un modèle de type musical (prélude, développement, final), mais aussi à un modèle plastique par l’enchaînement des figures, l’équilibre des parties, le mouvement physique sous-jacent de la corporéité humaine de l’acteur (lent/rapide, haut/bas, vertical/horizontal, avant/arrière, droite/gauche, tête/pieds) qui donne une base architectonique et sculpturale à la composition (symétrie, tension, torsion). La traduction du texte littéraire suppose nécessairement ce travail de figuration dramatique.

Sculpter, c’est le travail que le metteur en scène sera amené à faire avec le texte de l’auteur ou dans l’analyse du jeu de l’acteur. Il faut trouver le fil (l’action transversale) qui réunit des éléments disparates (fragments) en une unité artistique correspondant à une intention précise (l’événement principal). Les notions de stabilité, de dynamique du geste, de symétrie s’incarnent pour cet exercice dans une modulation créatrice. L’acteur doit plier tout son corps aux exigences du modèle, d’un corps en mouvement, même si ce dernier semble arrêté dans la sculpture. La rencontre de l’artistique et du naturel se fait ainsi in vivo. Les mains, les pieds doivent comprendre les processus de déformation à l’œuvre dans la sculpture qui agrandit ou rétrécit les parties représentées en fonction de son but propre. Le processus esthétique de cet exercice est passionnant, il s’agit de rendre vivante une sculpture qui, le plus souvent, provient de modèles vivants. L’exercice suggère une régression du processus artistique, par laquelle l’œuvre d’art rejoint son origine humaine, dans la nature. Natura, le terme russe, peu employé, en dehors du sens technique des arts plastiques et de la philosophie, a une signification étroite dans le champ artistique : c’est le modèle copié d’après nature, un peu comme on parlait autrefois d’académie :

‘« Nous parvenons à “modeler” [vylepit’], à partir des corps vivants, des sortes de modèles [modeli] qui serviraient comme de “modèle d’après nature” [natura] pour le sculpteur. » 151

La logique de cet exercice est donc de revenir dans l’atelier du peintre, de recréer ou de créer le modèle vivant d’après lequel le groupe aurait été sculpté. L’art ici, comme chez Oscar Wilde, crée la nature.

La structure du groupe sculptée est comprise en elle-même et dans son dialogue avec la forme vivante dramatique à travers des sculptures existantes. Le travail va cependant plus loin, dans la mesure où il permet de créer une sculpture vivante. Ce deuxième exercice, que Knebel appelle « improvisation de groupes sculptés », ne peut être abordé que lorsque la première étape de recréation de groupes existant est bien maîtrisée. On a dit l’importance que Maria Knebel, en tant qu’élève de Mikhaïl Tchekhov, accorde à l’improvisation, même si c’est, là encore, Popov qui semble la guider dans la réalisation pratique de ces exercices. On passe de la copie par laquelle l’élève cherche à saisir le dessein créateur d’un autre à la création collective d’une œuvre inédite.

L’improvisation, la création dramatique et artistique se développent dans le temps, de même que l’exercice. En voici le déroulement : un élève commence l’exercice. Il choisit librement la pose, le genre, le matériau, l’époque de sa sculpture. Il lui faut sentir la direction générale du style de l’œuvre future et rendre le thème de la sculpture lisible pour les autres. Le critère invoqué par Knebel est « l’expressivité plastique ». Il s’agit de créer progressivement un groupe sculpté à plusieurs figures, chaque nouvelle figure devant s’adapter aux autres, en comprendre le sens et le prolonger dans une direction originale. La seconde figure ne rentre dans la composition que lorsque l’élève pense avoir pleinement saisi le dessein de la première figure et ainsi de suite.

La tâche est tellement complexe et fait appel à la sensibilité artistique de façon si subtile que Knebel introduit un auteur, un regard extérieur : c’est le metteur en scène-miroir, l’une des trois fonctions du metteur en scène, selon Vladimir Nemirovitch-Dantchenko 152 . Il est chargé de corriger les erreurs éventuelles, en ôtant de la composition une figure qui s’y adapterait mal. On se souvient que classiquement la sculpture se fait « per forza di levare », en retranchant alors que la peinture se fait par adjonction « per via di porre » 153 . Ici les deux opérations sont conjointes.

L’autre fonction du metteur en scène-miroir est d’achever l’œuvre, d’y mettre un point final. C’est là aussi l’une des tâches essentielles du metteur en scène dans la réalisation de son dessein intérieur. La perception du tout de la mise en scène passe souvent par le pressentiment du final qui viendra achever le spectacle. Ce point d’orgue est un élément déterminant de l’invention du metteur en scène. Cet exercice difficile est pleinement théâtral. Il ne relève pas d’une pure extériorité plastique, ce que Knebel reprenant un terme péjoratif stanislavskien appelle « une joliesse plastique ». Il s’agit de construire une totalité organique. Le metteur en scène-miroir et les participants doivent avoir le sentiment du tout en construction. Il ne s’agit donc pas seulement de prendre la pose, de façon photographique, mais de deviner « l’impulsion intérieure » des autres participants. C’est en ce sens que le modelage collectif de la sculpture développe la communication, le sentiment du partenaire. L’objet de jeu n’est alors pas seulement l’intention psychologique, mais la réalité psychophysique de l’existence de plusieurs êtres humains sur un plateau de théâtre. L’objet immobile devient une masse pensante et respirante de gens.

Notes
149.

Le terme utilisé par Shaftesbury a été popularisé par Herder. Un colloque récent a été consacré à la question de la plastique dans l’œuvre de Herder, « Johann Gottfried HERDER. La Plastique », Ecole Normale Supérieure, décembre 2002.

150.

Cf. le catalogue d’une récente exposition : L’Esprit créateur de Pigalle à Canova. Terres cuites européennes 1740-1840, Musée du Louvre, 2003.

151.

Knebel, article cité.

152.

“Le metteur en scène est un être aux trois visages : 1) le metteur en scène-interprète qui est celui qui montre comment jouer. On peut donc l’appeler le metteur en scène-acteur ou le metteur en scène-pédagogue; 2) le metteur en scène-miroir qui reflète les qualités individuelles de l’acteur; 3) le metteur en scène-organisateur de tout le spectacle. Le public ne connaît que le troisième parce qu’il est visible.” in : Nemirovitch-Dantchenko, Héritage théâtral, vol. 1, Iskusstvo, Moscou, 1952, p. 256, traduit d’après Knebel, La poésie de la pédagogie, op. cit., 1976, p. 43.

153.

Ce sont les expressions utilisées par Michel-Ange dans sa célèbre lettre de réponse à Benedetto Varchi sur la comparaison entre peinture et sculpture, cf. Benedetto Varchi e Vincenzio Borghini. Pittura e Scultura nel Cinquecento, a cura di Paola Barocchi, Sillabe, Livourne, 1998, p. 84.