Scènes de foule chez Popov

Dans les cas où cet exercice réussit, Knebel cite, là encore, une expérience de Popov avec ses élèves où l’improvisation plastique a un thème prédéfini. Ce qui est alors créé est un corps unique à partir d’une multiplicité de figures. C’est le sens même d’un des moments fondateurs de la mise en scène moderne : la scène de masse, la scène de foule, en russe scène de peuple – narodnaja scena. Un chapitre du livre important de Popov La Totalité artistique du spectacle lui est consacré. Ce chapitre est à l’arrière-plan des travaux de sculpture dans la pédagogie.

De façon assez polémique, Popov sépare la notion traditionnelle de scène de masse et la notion « moderne », selon lui, de « scène de peuple ». Il lui confère une dimension idéologique. De façon toute romantique, il donne au peuple la première place, en écho à l’idéal révolutionnaire. Sans nous arrêter sur ces présupposés idéologiques, il convient de relever que la mise en scène soviétique a dû rapidement se heurter à la représentation de la foule, du peuple. En outre, ce thème scénique est en quelque sorte à l’origine même de la mise en scène moderne, en particulier dans les spectacles de la troupe du duc de Meiningen qui a tant marqué Stanislavski.

Popov décrit son propre travail de metteur en scène dans la représentation des masses paysannes, des marins, des ouvriers, des soldats. Popov dirigea pendant vingt-cinq ans le Théâtre Central de l’Armée rouge. Il fut donc sans cesse confronté à la représentation du thème militaire sous ses versants révolutionnaires, épiques (surtout après la Seconde guerre mondiale, la « Grande Guerre patriotique ») ou historiques. Du point de vue théorique, il récuse, un peu injustement sans doute, l’héritage des Meininger. Pour lui « l’effet spectaculaire » qu’ils produisent n’a rien à voir avec le théâtre d’ensemble et la vie créée dans les grands spectacles du Théâtre d’Art, tels que Le Tsar Fedor Ivanovitch ou Jules César de Shakespeare dans le registre historique, Un Cadavre vivant de Tolstoï ou Les Bas-fonds de Gorki pour la vie moderne, ou Le Malheur d’avoir de l’esprit de Griboïedov pour le répertoire classique russe.

L’idée principale de Popov est de lutter contre la masse indifférenciée, l’effet de troupeau. Il s’agit au contraire d’individualiser l’ensemble, de créer des caractères, des « figures ». Il s’élève contre l’esprit de la « massovka », un terme péjoratif pour désigner ces scènes dans lesquelles sont immanquablement occupés de très jeunes acteurs, sans aucune indication artistique du metteur en scène et aucun enthousiasme de leur part. Pour Popov 154 , comme toujours, ce qui prime est le dessein créateur du metteur en scène, sa saisie de la totalité organique et artistique du spectacle, mais « le dessein doit toujours être un dessein commun du metteur en scène et de l’acteur. » Il ne s’agit pas simplement de disposer les acteurs sur scène, ce que dans le chapitre sur la mise-en-scène, au sens physique et plastique du terme, il appelle la théorie erronée de « la disposition des personnages sur scène pour le dialogue».

Le lexique figuratif est surabondant dans tous ces chapitres. Les solutions qu’il apporte sont de différents types : 1. au point de vue plastique, il s’agit d’organiser l’espace, c’est le travail de planirovka, la disposition des parties de l’espace ou plantation ; 2. les acteurs doivent imaginer les biographies des personnages qu’ils jouent ; 3. le metteur en scène dessine, sculpte, à partir du contenu, des mises-en-scène expressives.

Du point de vue esthétique, l’une des premières solutions apportées intéresse directement notre thème. C’est la démarche fragmentaire pour représenter la masse du peuple et celle des groupes isolés. On a alors affaire à la disposition spatiale [planirovka], par la définition de plans de jeu que Popov appelle également point ou secteur de jeu. Dans un de ses premiers spectacles, ces points de jeu sur la scène sont une porte, une fenêtre et une cloison tressée. Ces choix sont liés à la représentation du thème paysan, à l’étroitesse de la campagne, à la nécessité pratique de représenter une masse sur une scène très petite. Dans une mise en scène qui représente des marins, La Cassure [Razlom] de Lavrenev, il est, comme Eisenstein, pris par l’effet esthétique et la beauté des corps en mouvement, du rythme allègre. Pour la mise en scène du Poème de la hache, pièce qui représente des ouvriers, il va sur le terrain avec le dramaturge Pogodine, auteur de la pièce, et note des mises en place circulaires qu’il utilise dans son spectacle. A chaque fois, il s’agit d’individualiser les caractères, une fois les solutions spatiales esquissées. Il faut trouver le visage du peuple et les acteurs doivent savoir créer des portraits. Ainsi, dans La Cassure, qu’il met en scène au Théâtre Studio de Vakhtangov en 1927, pour le dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre, il fait jouer les rôles secondaires par les plus grands acteurs du théâtre.

Bien sûr, le mot d’ordre stanislavskien, « il n’y a pas de petits rôles, il n’y a que de petits acteurs » est pour beaucoup dans ce travail. Popov connaissait, par la pratique, le sérieux avec lequel le Théâtre d’Art traitait les scènes collectives. Tout jeune, rêvant de rejoindre Moscou, alors qu’il est encore un provincial de Saratov, il va voir un acteur du Théâtre d’art, qui réside dans cette ville. Il est sévèrement rabroué parce qu’il utilise le terme interdit de figurant – statist –.

‘« Il n’y a pas de figurants au Théâtre d’Art. Statist – figurant – vient du latin status qui signifie immobilité. Cela contredit les principes essentiels du Théâtre d’Art. On nous apprend à créer une vie pleine d’une riche diversité et d’action. » 155

Certes, le fait de distribuer de grands acteurs dans des rôles secondaires reste un projet utopique, le Théâtre d’Art, pas plus que les autres, n’est à l’abri des jalousies, des déchirements internes, dus aux distributions. Mais le rêve des metteurs en scène, de Stanislavski en créant les différents Studios, de Soulerjitski dans l’utopie fondatrice du Premier Studio du Théâtre d’Art, de Popov, de Meyerhold, dans une certaine mesure, est de créer un ensemble égalitaire, une communauté éthique idéale, libérée des jalousies égocentriques de l’acteur. Popov, recruté par le Théâtre d’Art en 1912 parmi quatre « jeunes collaborateurs », était surtout employé dans ces scènes. Leur organisation fut pour lui une source d’étonnement :

‘« Le travail sur les scènes de masse fut d’abord frappant pour moi, puis il me procura un très grand plaisir. Chacun de nous, collaborateur du Théâtre, participant à telle ou telle scène de masse, se sentait un maillon important d’un énorme organisme artistique. On travaillait avec nous, comme avec les acteurs qui interprétaient les plus grands rôles. On discutait la biographie des personnes représentées, on décidait de la ligne de leur comportement scénique, on cherchait, refusait, puis trouvait de nouveau pour eux des costumes et des maquillages [grim]. (…) On convoquait pour moi, participant muet d’une scène de masse, un tailleur, un chausseur, un maquilleur et chacun d’eux prenait mes mesures avec le plus grand soin pour mon costume, mes chaussures, ma perruque et tout cela était fait et cousu d’après les esquisses d’Alexandre Benois (…) aucun discours sur l’importance de ma participation à une scène de masse ne pouvait susciter en moi ne serait-ce que le dixième de l’impression que faisait un tailleur imposant, rampant sur le sol pour me faire essayer le premier costume, spécialement confectionné pour moi au théâtre. » 156

Cette expérience est réutilisée dans le contexte collectiviste des années vingt, que Popov semble bien emprunter à Vakhtangov, à Meyerhold et à tout le contexte formaliste. Il récuse néanmoins le collectif indifférencié, avec l’uniforme, le bleu de travail, proposés dans Le Cocu magnifique de Meyerhold et Popova 157 . Le caractère, la vie émotionnelle, le trait typique de la caractérisation sont recherchés à travers des études, des exercices physiques (la démarche et l’action du marin, la vie des soldats, des paysans), la sensation de soi correspondante et aussi à travers une activité déterminée et précise, comme l’activité agricole. Ces activités sont répétées pour que l’action n’ait pas l’aspect d’une « illustration », mais soit une authentique action physique organique, cohérente, économe et capable de provoquer la sensation réelle de la vérité. Rien de très original dans cette méthode, sinon qu’elle généralise les principes de Stanislavski et de Nemirovitch-Dantchenko avec quelques compléments du côté de Meyerhold, du constructivisme, du collectivisme, de l’idéologie révolutionnaire ou patriotique.

Tout cela est amplifié, rendu épique et plastique, dans des réalisations imposantes pour le théâtre de l’Armée, le plus grand théâtre du monde, paraît-il, avec une scène de 28 m de hauteur. Dans les pièces militaires historiques, Popov expérimente l’utilisation de la peinture en un sens réaliste et dramatique, pour créer des groupes vivants et non comme une simple « illustration ». Il a des pages inspirées sur la peinture de Sourikov. Le peuple y joue le rôle principal, la caractérisation est diverse et individuelle, la centralité d’un événement est différenciée. Popov parle ici d’événement principal :

‘« La masse humaine dans Souvorov ou la Soumission de la Sibérie vit la continuité tendue de ses actions en opposition aux « petits tableaux vivants » immobiles qui abondent en peinture et au théâtre. » 158

La spécificité de l’art du metteur en scène et des exercices pédagogiques proposés par Knebel et Popov au GITIS va donc à contre-courant du genre du « tableau vivant » agréable et décoratif qui pourrait d’abord venir à l’esprit. Un tel exercice serait de « l’illustration » – illjustracija, izobraženie, et non la formation de blocs statuaires vivants, avec des individualités naissant de l’intérieur du groupe par la connaissance d’une activité interne capable de libérer leur imagination et non simplement leur force physique. La référence à la sculpture cherche à saisir toute la plasticité volumétrique de l’image, dans l’harmonie de la composition et la sensation d’exister sur scène en fonction des autres, en fonction d’un objectif qui est celui de la pièce et de l’idée précise du metteur en scène, susceptible de devenir pour soi un moteur de l’action. Dans le « modelage » des mises-en-scène, l’acteur doit se faire peintre, et c’est son imagination qui est alors créatrice.

Knebel évoque subtilement la théorie de Popov dans sa description des exercices pédagogiques, en parlant de l’improvisation d’une étude sculpturale sur le thème de la résistance. Le thème est lancé par Popov. Une élève prend une pose, les mains liées derrière le dos. Spontanément, un autre élève vient se placer à ses côtés dans la même mise en place mais sous un angle différent, puis un autre et ainsi de suite, jusqu’à créer un groupe cohérent et vivant. La spontanéité des acteurs est, dans ce cas, créatrice d’unité : de la première figure aux suivantes, l’organisme se met en mouvement, crée un corps unique auquel on peut appliquer les théories physiques qui deviennent dominantes dans la mise en scène soviétique des années vingt : biomécanique de Meyerhold, méthode des actions physiques de Stanislavski, mise-en-scène du corps humain de Nemirovitch-Dantchenko.

Notes
154.

Popov, 1979, p. 444.

155.

Popov, op. cit., p. 54. Il s’agit de sa rencontre avec l’acteur Alexandre Ivanovitch Tcheban à l’été 1912.

156.

Ibidem, p. 66.

157.

Cf. Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, op. cit., pp. 99-103 et Christine Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, op. cit., pp. 163-167.

158.

Popov, La totalité artistique du spectacle, op. cit., p. 438-439.