Travail avec le monde des objets

Le dernier type d’exercices, décrits par Knebel, concerne les études destinées à organiser l’espace. Knebel évoque le lien direct qui rattache ces exercices de mise en scène à la peinture. Popov le fait aussi dans les notes d’étudiants, publiées dans le même manuel du GITIS. Il évoque un exercice, dit de la nature morte. Il s’agit de créer un espace en fonction d’un thème. Par exemple « il est revenu », évoque par des objets, une lumière, éventuellement des bruits, le retour d’un soldat après la guerre. La présence humaine est possible, mais réduite à un temps très bref. La pratique recèle aussi une part de jeu. Il s’agit, selon la disposition des objets dans la pièce, de deviner l’événement qui est à la base de l’étude.

Disposition – raspoloženie, c’est-à-dire position sur le sol, répartition correspondant à une logique réaliste et à un équilibre des parties et vygorodka – cloisonnement sont les mots techniques importants de cet exercice. Il s’agit de délimiter, de fragmenter l’espace, de distribuer les éléments. Là aussi, ce travail physique et spatial renvoie à une opération intérieure, nécessaire pour l’acteur et le metteur en scène : distribuer les parties de la pièce, accentuer tel ou tel fragment, mettre en lumière, par contraste, tel autre, utiliser la symétrie ou le grossissement. C’est le travail esthétique du metteur en scène. Dans ces conditions pédagogiques, il l’effectue avec des chaises, des paravents ou de la toile.

Le genre pictural visé est non seulement la nature morte, mais la scène de genre qui est à la source même du réalisme. Le peintre réaliste le plus fantastique, parmi les Ambulants, Victor Vasnetsov, connu pour ses peintures de grands formats sur des sujets historiques, pour ses mises en scène de La Fille des neiges d’Ostrovski (ill. 39 et 40), a commencé comme peintre de genre 159 . Les peintres évoqués par Knebel à ce propos sont Fedotov (ill. 18 et 19), Sourikov, Bosch, Breughel, Vermeer, Bogorodski, Pimenov. Les Flamands et les Hollandais se mêlent logiquement aux Russes, dans la mesure où les genres mineurs de la peinture hollandaise et flamande constituent des prototypes des réalismes européens au XIXe siècle.

L’arrangement – obstanovka – que le metteur en scène réalise est au sens propre une mise en place, un des termes par lesquels il est possible de traduire le russe mizanscena. Ce dernier type d’exercice est également lié à l’école de mise en scène du Théâtre d’Art, à la ligne que Stanislavski, dans Ma Vie dans l’art, appelle « La ligne de l’histoire et de la vie quotidienne des mises en scène du théâtre » – istoriko-bytovaja linija postanovok teatra 160 . On touche ici à des catégories issues de l’historiographie russe du XIXe siècle, notamment de l’historien Ivan Zabeline, du goût pour l’étude des habitudes sociales, du folklore, dans la version russe. Dès sa première mise en scène en 1898 Le Tsar Fedor Ioannovitch de A. K. Tolstoï, le Théâtre d’Art a eu le souci de la justesse du détail, de la vérité historique et artistique. C’est ce qu’avait traduit le peintre-décorateur Simov en abaissant le passage des portes, à l’exemple de ce que la troupe du Théâtre avait pu voir lors de sa visite et de la nuit passé au Kremlin de Rostov 161 . Pendant la période fébrile de préparation de ce premier spectacle, où le metteur en scène renonce aux costumes théâtraux, à des accessoires de convention pour chercher, le plus possible, des objets anciens, Stanislavski trouve à la foire de Nijni-Novgorod tout un tas de vieux objets et de vieux tissus, provenant d’un monastère qui vendait ses biens. Il les achète pour mille roubles parce qu’il entrevoit un tissu ancien qui permet de coudre le costume du tsar. Le processus de recherche fait partie de la vie nouvelle donnée aux objets anciens qui donnent de la profondeur à la mise en scène :

‘« Je dégageai un autre côté du tas, j’en tirai un tissu brodé d’or (…) j’entrevis à un autre endroit un ancien bois sculpté, une aiguière en bois. (…) C’était un travail horrible, fatiguant et sale, qui me conduisit à l’épuisement. Néanmoins, je réussis à sauver, le premier jour, le plus important et le plus utile. J’enfouis le reste dans le tas d’ordure et je pus choisir le lendemain. » 162

Le metteur en scène met la main à la pâte, il part loin de Moscou, à Nijni-Novgorod, capitale de la Russie marchande « où l’on trouve des objets anciens intéressants ». Il sacrifie une forte somme d’argent, court des risques, déblaie une pile immense de vieux chiffons et d’objets. Il peut mettre à profit son expérience d’industriel du textile. S’il rentre chez lui pour prendre un bain et si les objets, sélectionnés et nettoyés, ressortissent, après son retour à Moscou, à la catégorie du musée, ce qui compte est son expérience de la recherche de la perle rare, comparable à celle du collectionneur. Le processus est archéologique et providentiel. La description de la découverte suit le modèle du roman romantique du dénicheur. Mais la composition plastique de la scène ne peut être une accumulation d’objets. La scène ne peut ressembler à la boutique d’un antiquaire ou à la salle d’un Musée d’art décoratif. Elle obéit en elle-même à une conception picturale :

‘« Il n’y a pas besoin sur la scène de faire une disposition d’objets [obstanovka] luxueuse du premier objet jusqu’au dernier. Il faut des taches et ce sont ces taches de la future mise en scène [postonovka] dont je fis l’acquisition au cours de cet heureux voyage. » 163

Il s’agit donc dans ces exercices de travailler sur la matérialité des objets. Il n’y a pas en fait de théorie spécifique pour la vie de l’objet. Il suffit de comprendre que l’ensemble des éléments scéniques peuvent être traduits en termes d’image et donc considérés comme des être vivants, selon les diverses significations du mot obraz.

L’objet fait partie de cette image au même titre que l’acteur. Il est par conséquent aussi vivant que lui. Il a une expression, une vie intérieure, une vie physique, une position dans l’espace et une sorte d’action transversale car il vit dans le temps dramatique. L’objet s’anime de l’épaisseur d’une expérience de la vie – pereživanie. Il est animé comme une personne, comme le visage d’un portrait psychologique. Les lois de composition scénique des corps, des figures et des objets matériels sur scène suivent une même logique. Si l’acteur, comme figure humaine, prend position dans cette espace, il le fait au même titre que l’objet :

‘« Si la mise-en-scène du corps présuppose la composition plastique de la figure d’un acteur isolé, elle se construit en interdépendance avec la figure voisine qui lui est liée. S’il n’y a pas de semblables figures et que l’acteur est seul en scène, alors, dans ce cas, cette figure unique doit “faire écho” aux volumes qui se trouvent à côté d’elle, qu’il s’agisse d’une fenêtre, d’une porte, d’une colonne, d’un arbre ou d’un escalier. Dans les mains d’un metteur en scène qui pense plastiquement, la figure d’un seul acteur ne peut manquer d’être reliée, au niveau de la composition et du rythme, avec le milieu qui l’entoure, avec les constructions architecturales et avec l’espace. » 164

La logique de l’ensemble de ces exercices plastiques, figuratifs est donc avant tout formelle, il s’agit d’affirmer le théâtre comme art. Il faut créer une cohérence plastique, en volume, couleur et surface. Derrière cette cohérence formelle s’en cache cependant une autre plus secrète que nous devons étudier à travers la conception plastique des mouvements physiques de l’acteur, dans le contexte du théâtre réaliste et psychologique et de l’arrière-plan théorique que constitue le chapitre de Stanislavski consacré à l’attention scénique. Ils permettent de donner la mesure de l’usage dramatique des arts figuratifs.

Les exercices figuratifs, pour séduisants qu’ils soient, ne sont donc pas auto-suffisants. Ils ont plutôt une fonction propédeutique à la maîtrise spatiale des éléments scéniques dont l’acteur fait partie à titre matériel et plastique. Plus profondément, ils sont un moyen de figurer l’attention visuelle, la concentration, la focalisation interne de l’imagination pour la création du rôle ou du spectacle.

Notes
159.

Chez le bouquiniste, 1876, Galerie Tretiakov, Moscou (ill. 30).

160.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 207 [traduction française : p. 265.]

161.

Claudine Amiard-Chevrel, Le Théâtre artistique de Moscou (1898-1917), CNRS éditions, Paris, 1979, p. 188.

162.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 195 [traduction française : p. 250-251.]

163.

Ibid., p. 196.

164.

Popov, op. cit., p. 461.