Une théorie constructiviste de la mise-en-scène dans un cadre psychologique

La conception de la présence de l’acteur, comme figure devant se combiner avec les autres éléments scéniques, fait partie d’une théorie développée de la mise-en-scène,exprimée par A. D. Popov dans son livre. Elle est le résultat de sa sensibilité artistique (n’oublions pas qu’il a commencé par des études de peinture), de son expérience d’acteur dans les scènes collectives du Théâtre d’Art, de son observation de l’activité des metteurs en scène de ce théâtre : Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko, Soulerjitski et Vakhtangov au Premier Studio et de sa propre pratique de metteur en scène en province, au Troisième Studio de Vakhtangov, au Théâtre de la Révolution (fortement marqué par la personnalité de Meyerhold) et surtout au Théâtre de l’Armée qu’il dirige de 1935 à 1958. Dans ses livres, il évoque d’abord les spectacles qu’il a mis en scène, les peintres-décorateurs avec lesquels il a travaillé. Ainsi, dans le chapitre de la Totalité artistique du spectacle consacré à la « mise-en-scène » 166 , il rend compte de la figure rythmique et plastique de deux spectacles mis en scène par Stanislavski : Le Mariage de Figaro de Beaumarchais 167 en 1927 et Cœur ardent d’Ostrovski en 1926. Dans le premier spectacle dont le peintre-décorateur était Golovine, la forme stylistique des mises-en-scène serait selon lui, si on les dessinait au sol, celle de cercles, de spirales, de huit, comme des mouvements de patin à glace. La pièce d’Ostrovski est caractérisée par la qualité de ses figures scéniques (les acteurs, les personnages), semblables à de pesantes idoles païennes, taillées dans le bois. Les deux styles de figures traduisent les deux tempo-rythmes très différents de ces spectacles, l’un est rapide et enlevé, l’autre plus statique et plus lourd. On voit que les données figuratives ont des échos profonds avec la dimension musicale. Le tempo-rythme, notion cardinale du système stanislavskien, est la marque de la pulsation de la vie, de l’image du personnage ou, dans ce cas, du spectacle.

Il est original d’associer le tempo-rythme, comme Popov le fait, au graphisme et à la mise-en-scène extérieure. Mais c’est une démarche tout à fait typique de l’école théorique russe que de lier « organiquement » non seulement les éléments du rôle et du spectacle, mais aussi les éléments même de la théorie. Les uns apparaissent sans cesse sous les autres. Ce qui est condamné, c’est toujours l’absence de vie, la sécheresse. Dans ce cas, l’acteur cesse d’être une « image vivante » pour devenir un « pion », une pièce de bétail dans le troupeau des acteurs, aux mains du metteur en scène. La passivité des acteurs et l’hyper-activité du metteur en scène qui fait violence à la nature créatrice de l’acteur sont également condamnées.

Le mécanisme est opposé à la nature et à la vie. Le procédé mécanique d’utilisation de la mise-en-scène est, traditionnellement, la razvodka : simple position des figures sur le plateau, comme s’il s’agissait des pièces d’un jeu d’échecs ou de dames, selon une métaphore assez courante dans la théorie de l’art, en liaison avec la construction de l’échiquier perspectif albertien dans le De Pictura 168 . C’est par exemple à cette disposition en damier que fait allusion Jean-Louis Schefer dans son livre, au titre si suggestif pour notre recherche : La scénographie du tableau 169 . Ce modèle est cependant étranger au réalisme. Le danger de transformer l’acteur en pion est de faire mourir la mise-en-scène et le spectacle en même temps. L’art de la mise-en-scène et le contexte idéologique supposent de naviguer sans cesse entre deux écueils : le manque de sens artistique, « d’expressivité plastique », d’un côté, et le formalisme, de l’autre.

Les références au cinéma muet, à Eisenstein, à Meyerhold poussent en fait très fortement Popov vers ce côté formaliste. Il s’agit de faire naître une image – obraz, la forme même du spectacle. En même temps, l’organicité stanislavskienne et l’attention portée au rôle du temps, des émotions, de la vie du corps et de l’âme vont à l’encontre de l’effet plastique purement extérieur. C’est l’une des ambivalences du rôle de la peinture et des œuvres d’art figuratif dans le monde théâtral. Chéri, aimé, suscité, l’aspect figuratif cède dès qu’il s’agit de l’art de l’acteur, de la vie et de l’action. Le danger est alors de produire un art statique et non dynamique : l’effet extérieur, la joliesse et non pas le cadre nécessaire à la manifestation de la vie, cadre vivant lui-même.

C’est ce qu’évoque Popov à propos des dangers que recèle la mise-en-scène symétrique. Les pièces les plus vivantes de Molière ou de Shakespeare perdent leur dynamisme et leur élan « dès que la mise-en-scène symétrique devient un procédé formel d’esthète pour un effet de tableau théâtral. » 170 L’effet de tableau théâtral est purement extérieur, il évoque sans doute aux yeux de Popov certaines expériences de Taïrov ou peut-être même celle d’Alexandre Benois au Théâtre d’Art 171 . Mais, en réalité, il ne s’agit pas tant d’un jugement historique précis que d’un présupposé esthétique sur la vie de la forme et de l’image, au théâtre et dans l’art. La mesure de cette vie est la conscience et le corps de l’acteur :

‘« Le corps de l’acteur peut être un mannequin qui prend diverses poses qui semblent expliquer tout ce qui se passe en l’homme, mais il peut aussi être élastique, un flacon transparent dans lequel se reflète tout ce dont l’homme vit, ce qu’il pense, ce qu’il sent, ce qu’il veut. » 172

Cette qualité de l’expressivité plastique, mise en évidence par Popov, est aussi le credo artistique d’Anatoli Vassiliev que j’ai entendu parler, plus d’une fois, dans des termes quasi identiques. La comparaison de l’acteur en mouvement dans la mise-en-scène avec la vision d’un négatif photographique se lit en filigrane, lorsque Popov parle de voir un monde intérieur à travers le corps de l’acteur. Le phénomène est celui d’une exposition, d’une surexposition ou d’une surimpression - prosvečivanie. Les déplacements de l’acteur, les dispositions scéniques du metteur en scène qui découpe la pièce en tableaux, invente des prologues ou des épisodes figurés, créent des mises en place en forme de spirale ou de pyramide, comme dans le spectacle d’A.D. Popov sur Souvorov qui s’inspire d’un célèbre tableau de Sourikov 173 . Outre le motif de la transparence, celui du jeu réfléchissant de l’acteur dans un volume dont il a une conscience perceptive revient constamment dans le lexique théorique d’A. Vassiliev 174 . Voici ce qu’écrit A.D. Popov, parlant de son expérience de metteur en scène avec deux très grands acteurs : Maria Babanova, actrice de Meyerhold, dont le dernier travail d’actrice Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde est un spectacle conçu par la radio, mis en scène par Vassiliev en 1981 et Nicolas Khmelev, l’un des grands acteurs des années trente-quarante, mort pendant la répétition générale des Années difficiles de A. N. Tolstoï que Popov mit en scène au Théâtre d’Art en 1945 aux côtés de Maria Knebel 175  :

‘« En voyant Babanova lorsqu’elle travaillait sur le Poème de la hache et en observant Khmelev dans les répétitions des Années difficiles, je ne pouvais me défaire de la pensée qu’ils répétaient comme dans une salle de miroirs et que, de temps en temps, ils fixaient et corrigeaient la façon dont le processus intérieur de la vie et du rôle s’exprimait à l’extérieur. » 176

La conscience extérieure, visuelle de l’apparence que prend le processus intérieur semble dédoubler la conscience de l’acteur et du metteur en scène. Ce dernier, regard extérieur, doit être capable de vivre l’expérience de l’acteur, de l’intérieur de son existence scénique, et certains grands acteurs remarquables ont une conscience spéculaire de l’image inversée que produit leur jeu dans la salle. La perception interne de l’humeur créatrice se visualise autant que la forme sous laquelle l’action de l’acteur est perçue.

Notes
166.

Nous avons traduit des extraits significatifs de ce chapitre qui figurent dans les annexes. Cf. texte n°5.

167.

Sur cette mise en scène qui date de 1927, cf. V. M. Nekrassov, La Folle journée ou le Mariage de Figaro sur la scène du MKhAT, Moscou, VTO, 1984.

168.

Alberti, De Pictura, § 20-21, traduction par Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, 1992, pp. 119-123.

169.

Jean-Louis Schefer, La scénographie du tableau, Paris, Le Seuil, 1969.

170.

Popov, La Totalité artistique du spectacle, op. cit., p. 456.

171.

Cf. infra cinquième partie,

172.

Ibid., p. 457.

173.

Le général Souvorov, pièce de I. Bakhterev et A. Razoumovski, mise en scène A. Popov, Théâtre de l’Armée soviétique, 1939.

174.

Cf. quelques exemples dans la conclusion de notre livre Anatoli Vassiliev : l’art de la composition, Actes sud-papiers, 2006, p. 124-128.

175.

C’est dans le Studio de Khmelev que Knebel commença son activité de metteur en scène et de pédagogue.

176.

Popov, op. cit., p. 457-458.